Mardi 2 octobre 2012

Ce soir, à l’initiative de J. B. et d’Arrimage, nous avons regardé deux courts documentaires de Krzysztof Kieslowski : “L’Hôpital” (1976, 21’) et “La Gare” (1980, 14’). Il s’agit en fait de deux films qu'il a réalisés pour la télévision au sortir de ses études à l’école de cinéma de Lodz (Pologne). Dans les deux nous avons vu une critique sociale audacieuse pour l’époque, caméra au poing.

Le premier montre comment un hôpital peut prendre des allures d’usine, comment le personnel hospitalier doit faire face à des défaillances matérielles (un faux contact dans une prise électrique, lutte au marteau pour enfoncer une barre de fer récalcitrante dans un corps endormi…), et comment le rythme quotidien impose ses prérogatives et ses ordonnancements là où vie et mort sont en jeu - manière de rappeler qu’au-delà de sa qualification chaque métier comporte une part de sale boulot et d’enrôlement.

La Gare” met le focus sur l’impersonnalité du lieu, sur son outillage technologique (caméras de contrôle, machine-balais…), et sur l'âpreté des rapports sociaux qui en découle (quelques scènes de guichet amusantes).

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 974, §197

Jeudi 4 octobre 2012

 Le mot de la rentrée : la sérendipicité

Les lieux de la rentrée : le 104, périphérie, La Belleviloise, mains d’oeuvre – vive la boboitude parisienne !

Les news doctorales de la rentrée : l'extension de la carte 12-25 de la SNCF à 28 ans et la possibilité pour les doctorants de donner des cours à plus de 28 ans, l'impossibilité pour les universitaires d'accroître leurs revenus sauf à recourir aux institutions privées (lycées privés, Science Po, Dauphine...).

Mais qu'est-ce que je fous là ? Enfermement...

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 975, §198

Vendredi 5 octobre 2012

 

Aujourd'hui soutenance de la thèse de doctorat “Vivre ou mourir, la course à El-Khobza sous Ben Ali” d'Hamza Meddeb sous la direction de Béatrice Hibou à Science Po. Travail de longue haleine puisque commencé en 2006 et achevé aujourd'hui en 2012, et on imagine tous les sacrifices, les efforts qu'un tel travail a du exiger, pour lui-même mais aussi pour ses proches (sa respectable grand-mère, voilée, était d'ailleurs dans la salle). Je me demande d'ailleurs comment il a réussi à financer sa thèse aussi longtemps... question primordiale mais soigneusement (et hypocritement ?) tenue à distance en ce genre d'occasion.

Il a étudié les traffics transfontaliers (Algérie-Tunisie-Lybie : passent de l'essence, du zinc, des produits agricoles, des cigarettes...) du temps de Ben Ali et décrit ainsi “l'économie de la débrouille”, mélange de corruption et de bidouillages techniques et administratifs laissant une grande place à la précarité, l'indétermination, la réversibilité, le laissez-faire ou au contraire la répression, et aux arbitrages entre risques et profits – l'idée sous-jacente étant que toutes ces opérations renvoient de près ou de loin à des rapports de pouvoir qui se logent dans des détails et des asymmétries de situation (le contre-bandier versus le flic).

Le membre du jury Jean-Pierre Verdier est intervenu pour rappeler que, dans la ligne de l'ouvrage Georges Devereux Dans l'angoisse à la méthode dans les sciences sociales (1967, traduit en français en 1980) aujourd'hui oublié mais au fondement de l'anthropologie réflexive, on peut distinguer deux démarches : soit on “cadre” très fort la relation avec le sujet qu'on étudie en essayant de l'objectiver (par des questionnaires, par des statistiques, par des entretiens formels), soit on se “livre à la relation” en considérant la relation qu'on a avec le sujet comme étant partie prenante de ce sujet et comme une interation source d'intérêt en elle-même – ce qui est plus inquiétant car beaucoup moins “maîtrisé” et donc susceptible de faire surgir le “social fossilisé” de l' “enquêté” mais aussi … de l'enquêteur (préjugés, conceptions préalables, ignorance, angoisse). Il a conclu que selon lui Hamza Meddeb appartenait à cette dernière catégorie, mais inconsciemment.

Un autre membre du jury a émis l'idée que l'accord de 2011 entre l'Italie et la Tunisie sur la question migratoire (dont j'ignorais l'existence) n'était en fait qu'un faire-valoir de la droite italienne auprès de son électorat et n'avait aucune disposition concrète.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 976, §199

Dimanche 7 octobre 2012

Ce soir nous avons été au cinéma Méliès à Montreuil assister à une séance autour de “Trois jours en Méditerannée” de Jean-Daniel Pollet.

Ce qui m'a frappé, c'est d'abord la drôle d'impression que m'a fait cette ville de Montreuil dont Langelot m'avait tant vanté la qualité de vie. Et pour cause : c'est la ville française qui présente la plus forte concentration d'artistes ! Pourquoi pas, mais du coup je me suis demandé dans quelle mesure un tel entre-soi pouvait être synonyme d'un retrait du monde et d'une mise à distance des nécessités et tensions qui font le quotidien des autres. Et la séance à laquelle nous avons assisté m'a confirmé dans ce doute, entre ceux qui se tutoient pour montrer qu'ils sont du sérail, ceux bien portés sur l'auto-glorification, et d'autres aux propos maladroits et convenus.

Etait d'abord projeté un entretien filmé avec Godard à propos de l'oeuvre de Pollet : j'ai été surpris et attristé d'y voir le célèbre réalisateur cherchant ses mots, aux cheveux blancs, et ayant beaucoup grossi – lui qui a si longtemps incarné toute la fougue de la jeunesse conquérante. Il y avait là quelque chose de pathétique, à interviewer ce vieillard comme s'il était l'évangile - qu'à cela ne tienne, ce qu'il disait était quand même intéressant, à propos de l’underground dans laquelle sa génération a baigné (et de laquelle il est l'émanation), à propos de son dernir “film socialisme” (que je n'ai pas encore vu), de sa divergence avec Truffaut (qui serait un réalisateur de “derrière l'oeilleton” alors que lui se met “devant la caméra”), et des changements techniques qui videraient le cinéma de ses forces initiales (notamment le fait qu'on voit de moins en moins les films d'une traite et dans une salle obscure de cinéma, mais plutôt sur des “écrans timbre-postes”).

Sur “Trois jours en Méditerannée” proprement dit, eh bien malgré sa longueur j'y ai retrouvé ce tiraillement entre la volonté de témoigner du monde (avec en premier lieu la guerre du Golfe, Saddam, Ryiad, les GI Yankees qui chargent leurs canons jusqu'à la gueule) et ces images rêveuses, presque métaphysiques – avec un chef-opérateur que je ne connais pas mais qui s'appelle Platon Andrinidis, tout doit être possible ! A la fin de la projection l'émotion de Boris Pollet (le fils du réalisateur, décédé en 2002) était palpable – mais il n'a pas perdu le nord en rappelant qu'au fond son père n'arrêtait pas de “burinner” ses films, à bon entendeur...

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 977, §200

Lundi 8 octobre 2012

Je suis parfois supris/déçu par ceux qui lèguent au collectif du vin ou des mets qu'eux-mêmes ne consommeraient pour rien au monde, ceux qu'on ne voit jamais payer de tournée générale, ceux qui ne prennent jamais la peine de répondre à une invitation ne serait-ce que pour décliner, et ceux qui prennent un malin plaisir à être perpétuellement en retard. Ce n'est pas que c'est forcément incorrect, mais ça manque sacrément de classe – pour ne pas dire que ça frise l'impolitesse. Je me sens toujours très old-school sur ce terrain qui, les rares fois où je l'aborde, me vaut presque à coup sûr des ennuis et des brouilles idiotes. Peut-être est-ce un combat ou une intolérance d’arrière-garde, qui n’a pas sa raison d’être, peut-être qu’il faut s’adapter à ce que le monde, c’est-à-dire vous et moi, nous impose.

 

Entrevue ce matin avec J. B. qui me raconte les horaires et conditions de travail intenables auxquels seraient soumis les internes en médecine, me montre les séminaires qu'il co-organise cette année, et me rencarde sur un certain Ermakoff à la pointe de la recherche sur les mouvements sociaux.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 978, §201

 

Mardi 9 octobre 2012

C'est décidé, je n'irai plus au cours “Formes du politique” de Michel Offerlé qui a commencé il y a deux semaines et qui porte cette année sur les partis politiques – sa spécialité. J'y allais parce que cet Offerlé est à lui seul un puit des sciences politiques françaises et parce que j'espérais qu'il aurait des choses à nous dire sur le monde. Je n'irai plus parce je ne travaille pas directement sur les partis politiques, parce que je manque de temps, et parce que l'enthousiasme des élèves présents m'a semblé trop mièvre. Il m'a très gentimment proposé d'y assister ponctuellement – peut-être que quelques séances dont les invités m'intriguent...

 

Voilà une vraie question sur laquelle l'école américaine de l'interactionnisme symbolique a depuis longtemps attiré notre attention : qu'est-ce qui fait qu'un problème public devient ou non visible ? C'est pour avoir les idées un peu plus claires à ce sujet que j'ai relu cette après-midi l'allocution d'Edwin Sutherland au congrès de l'association de sociologie américaine de 1937, où il montre comment la « criminalité des cols blancs » peut passer inaperçue alors qu'elle est au moins aussi importante que la délinquance de bas étage – propos qui ne sont pas sans échos en ces temps de polémiques sur la criminalité financière...

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 979, §202

Mercredi 10 octobre 2012

 Aujourd'hui réunion de reprise pour le mouvement Pour un Enseignement Pluridisciplinaire de l'Economie (peps) : Pascal Combemale qui s'emballe, ceux qui parlent plus qu'ils ne font, et moi agacé qui me dis qu'en ce genre d'occasion je ne suis pas de la plus grande utilité et même que ma présence nuit au mouvement et que c'est idiot. Prise de tête sur des détails pratiques.

L'autre jour à la cinémathèque nous avons vu “Douro, travail fluvial” (1931, 18') de Manoel De Oliveira. Avec ce premier film (muet) il a l’air de nous dire “ voilà, ici à Porto, c’est comme ça, voilà comment ça se passe chez moi, dans mon environnement direct, et j’ai envie de vous le montrer” - avec l'ambition, contrainte technique oblige (les plans ne peuvent pas être trop longs car la bobine de pellicule est limitée), de quintessencier le substantiel, l'essentiel, la teneur d'une situation à travers un montage très cut/vif.

J. B. est venu déjeuner ce midi, nous avons partager un saucisson mais surtout nos difficultés pour collecter convenablement des données sur le monde social qui nous entoure. Nous avons convenu qu'il y a là une dureté du social, parfois d'une grande violence – sans doute a fortiori lorsqu'on s'apprête à étudier la vie quotidienne d'un hôpital psychiatrique, l'ai-je prévenu.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 980, §203

Vendredi 12 octobre 2012

Semaine de course d'obstacles avant de partir pour une quinzaine de jours, épisode dont je ne sais s'il est bon ou malsain : acheter des couteaux, voir les personnes qui de droit, régler des détails techniques, mettre quelques fers au feu en prévoyance du retour... Devant ce paysage brumeux et ouaté qui ce matin me fait les yeux doux, j'anticipe tout cela en buvant mon thé et en essayant de me réincarner après la nuit - images monteuses et tréssauteuses. Baie vitrée comme la lunette du Monde, microcosme réduit où je me débats.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 980, §204

Mardi 16 octobre 2012

 Ce matin, tôt, dans l'avion, je me suis endormi avant même le décollage – cloturant du même coup le stress de tout ce qu'on oublie, la méfiance face au relâchement, et la peur qu'un malheur n'arrive jamais seul.

Peut-être écrire en gras sur un fronton que l'époque contemporaine est trop dense, trop intense, trop passionnante, pour espérer pouvoir en rendre compte avec toute la justesse nécessaire. Combat perdu d'avance.

Ici à Tunis, tout est à la fois pareil, commun, et en même temps assez différent, “tout change pour que rien ne change” : le café de l'aéroport en grève contre des licenciements qui “mettent en péril 29 familles”, une autoroute à deux bandes avec quatre files de voitures (impensable en Europe), le métro bourré et l'infirme/handicapé à qui on trouve tant bien que mal une place et les gens qui se traitent d' “abidi” (esclaves), le patron-escroc de l'hôtel où je débarque, les trognes et démarches misérables et fracassées que j'avais oubliées, mon ventre qui gargouille à la première bouchée de salade méchouia, les regards qui pèsent sur moi l'étranger. On a beau y faire et avoir un peu d'expérience, c'est toujours un ébranlement, un arrachement, un saut vers...

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 981, §205

Mercredi 17 octobre 2012

           Aujourd'hui, consultation des recensements démographiques tunisiens à l'Institut National des Statistiques. Ca aurait pu être ennuyeux, mais voilà que je tombe sur la première déclaration télévisuelle d'Habib Bourguiba, le 2 mai 1966 justement à propos du premier recensement démographique depuis l'indépendance :

 

« Aucun sentiment de crainte ne doit vous effleurer. Vous connaissez notre honnêteté pour l'avoir déjà mise à l'épreuve. L'Etat n'a d'autre souci que le bien de la nation. L'homme qui vous parle vous invite à la sincérité et vous demande d'éclairer l'Etat sur votre niveau de vie, vos besoins, sans réticences ni restrictions mentales. Les renseignements, l'agent de recensement les recueille sous le sceau du secret. Vous avez déjà mis à l'épreuve la discrétion de l'Etat, lors de l'échange des billets de banque. Ceux qui avaient redouté un recensement de leurs avoirs ont bien vu qu'il ne s'agissait que d'une opération d'ordre strictement monétaire. Nous ne nous sommes livrés à aucune acquisition. Personne n'a eu à se plaindre. Quelle preuve plus éclatante de la loyauté de l'Etat ? Il est donc en droit d'attendre des citoyens une loyauté égale. »

 

Et, devinez qui signe en 1966 l'arrêté de recensement, en tant que « secrétaire d'Etat à l'intérieur » ? C'est Beji Caïd Essebsi, celui-là même qui a dirigé pendant quelques mois un gouvernement provisoire en 2011 et qui est à la tête de Nida Tounès, le parti abritant les anciens partisans de Ben Ali et qui d'après les journaux reviendrait maintenant en force dans la vie politique tunisienne en vue des élections de 2012...

 

Dix ans plus tard, pour le recensement de 1975, le même Bourguiba déclare (Sfax, mai 1975), jonglant entre ses idéaux de développement, d'expansion scolaire, et son auto-glorification de despote bienveillant et adulé :

 

« Ce régime est le vôtre et n'est inféodé à aucune catégorie sociale particulière. Il jouit de votre confiance comme le parti dont il est l'émanation. Après avoir libéré le pays, nous l'avons doté de structures et d'institutions spécifiquement tunisiennes issues du peuple et que celui-ci a choisies en toute liberté. Il s'agit à présent de nous libérer du sous-développement. Pour atteindre cet objectif, il importe de mesurer le degré de notre sous-développement et le progrès qui a été accompli depuis dix ans (date du dernier recensement, 1966). Les questions posées porteront sur le nombre des membres d'une même famille, sur le nombre d'enfants, sur le nombre de ceux qui exercent un emploi et ceux qui sont présents ou absents, ceux qui sont à l'étranger, en France, en Lybie ou ailleurs, sur la nature du logement qu'on habite pour savoir si la lutte contre les gourbis a donné des résultats ou non ; sur les enfants scolarisés et non scolarisés en vue de l'élaboration d'un programme planifié en matière d'éducation nationale.

Mon périple à travers le gouvernorat de Sfax m'a permis de constater une véritable transfiguration. A la place de bourgs misérables de gourbis hideux, s'offrent à la vue de nouvelles cités comportant de nombreuses écoles primaires et des établissements secondaires. C'est le cas par exemple de Kerkennah et de Jébéniana. Il fut un temps où toute la Tunisie ne comptait qu'un seul établissement secondaire donnant directement accès à l'enseignement supérieur : le lycée Carnot.

Aujourd'hui dans chaque délégation (échelle administrative) se trouve un lycée. Des sommes considérables sont dépensées en faveur de l'instruction publique. (…)

Vous savez que je ne vous ai jamais trompés ou leurrés. Je ne cherche qu'à servir l'intérêt général. J'ai consacré toute ma vie au service du peuple dont j'ai rétabli la dignité en le faisant accéder à l'indépendance, en réalisant l'évacuation du territoire national et en oeuvrant pour le progrès. Agissez donc selon mes conseils et vous n'aurez jamais à le regrettez. Puisse Dieur diriger vos pas sur la bonne voie. J'espère que vous serez dignes de la confiance que j'ai placée en vous. Toute cette allégresse populaire manifestée aujourd'hui par les habitants de Jébéniana atteste l'attachement que me voue ce peuple et la joie qu'il ressent de me voir désigner à vie à la tête de l'Etat.

Je vous recommande d'agir selon mes instructions à l'instar des « fellagas » qui en tendant leurs armes sur mes exhortations ont aidé à la libération du pays. Certes, je suis mieux informé que vous, mais mon appréciation des événements gagne à se fonder sur des données exactes. Aussi vous recommanderais-je d'être sincères dans vos déclarations aux enquêteurs et cela conformément à notre devise : sincérité dans les propos et loyauté dans l'action. »

 

Après cela, pas si sûr que les statistiques du recensement soient si fiables, par contre en ce qui concerne l'attachement au pouvoir de Bourguiba...  

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 982, §206

 

Jeudi 18 octobre 2012

       Aujourd'hui, rencontre avec D. S. qui était tout affairé à organiser une conférence de presse pour défendre un directeur d'université accusé par des islamistes d'avoir molesté et blâmé une étudiante voilée. Il m'a donné quelques portes d'entrée pour la diffusion de notre film, puis a écouté d'un oeil fatigué ce que j'avais à lui dire à propos de mes projets futurs. Mais quand je l'ai lancé sur sa période militante fin des années 1960-début des années 1970, il s'est subitement rallumé : nous avons alors parlé du clivage entre l' Université Catholique de Louvain à teneur fortement populaire et l'Université Libre de Bruxelles plus embourgeoisée, de ce clivage qu'il retrouve aujourd'hui en Tunisie entre radicaux anarcho-gauchistes et réformistes, et d'autres clivages qui depuis se sont tassés.

Comme prévu, ces derniers jours je suis passé de récits en récits, d'entretiens en entretiens, et de rencontres en rencontres – qui recouvrent des “milieux” et des configurations variées. Brassage dont il faut accepter de ne pas toujours sortir indemne. Difficultés basiques mais réelles que de toujours bien com/prendre ce qui est dit, de porter suffisamment d'attention à ce qui en mérite, et de garder sa ligne. Situations inévitablement éprouvantes car tel ou tel regard, telle ou telle parole, telle ou telle posture peut tout faire basculer : une porte peut s'ouvrir ou au contraire se refermer irrémédiablement. Et je ne suis pas sûr d'avoir toujours eu la clairvoyance, l'intelligence, la finesse, en un mot la sagacité pour poursuivre jusqu'à leur terme les pistes plus ou moins rouges que j'ai aperçues - où s'entremêlent souvent psychologie, politique et affinités personnelles.

Je me suis arrêté en rentrant chez ce libraire francophone qui se bat pour toujours satisfaire ses clients, qui n'aime pas trop le voile, et dont la boutique se trouve en face de ce bloc étincelant loué à des avocats par la famille Mabrouk – celle qui possèderait la biscuiterie Saïda basée à Monastir, dont le père est mort et dont la mère habiterait une maison de 15 000 m2, et le fils Marouane marié à une fille de Ben Ali. A 17h40, l'appel à la prière a retenti. Et ainsi le temps passe.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 983, §207

Vendredi 19 octobre 2012

“Entrer dans l'intimité du corps de l'Etat tunisien, l'ausculter comme le ferait le chirurgien avec son patient, prendre son pouls, appréhender son mal, sentir son souffle de vie pour livrer un premier diagnostic sur la transition tunisienne, telle est l'ambition de ce livre.” (p. 14)

En lisant ce passage introductif de La révolution confisquée de Pierre Puchot (Actes sud, avril 2012, 331 pages), j'étais sur mes gardes, car la “métaphore biologiste” ne m'inspire rien de bon : on a beau parler de “greffe démocratique”, de “fleurs démocratiques du printemps qui vont se fâner très vite”, ou de “lune de miel démocratique”, ces formules rhétoriques m'agacent par leur abstraction et n'aident pas à la compréhension. Surtout, elles prennent pour acquis et pour référence toute puissante un idéal démocratique qui masque là encore les enjeux, les luttes, et les rapports de force effectifs – se plaçant ainsi sur un plan formel qui escamotte d'emblée toute analyse économique ou sociale. Voilà peut-être par quoi devrait commencer toute analyse soi-disant critique : réfléchir sur les lunettes invisibles que nous avons chacun sur le nez et par lesquelles nous regardons le monde, et sur les horizons qu'elles ouvrent ou qu'elles ferment.

De là viendrait alors une possibilité de comprendre ce qui contrarie mon sens commun occidental : l'idéal de l'homme et de la femme à embonpoint dans ce pays comparé à la maigreur qui prévaut chez nous, cette manière de tout sucrer à l'excès, des rapports hommes-femmes qui semblent complètement bloqués dans des schémas dont finalement tout le monde souffre etc. Moment où les réflexions de Pierre Bourdieu sur le “sens commun” et celles de l'école de Francfort sur ce qu'est une pensée critique deviennent subitement moins oiseuses et théoriques. J'ai hésité à en parler de ci, de là, j'ai hésité et puis finalement je ne l'ai pas fait, avec l'impression que la muraille idéologique était trop haute et surtout qu'il me manque trop d'échelons pour espérer...

Je me méfiais mais au fond c'est un beau travail d'investigation que nous invite à suivre Pierre Puchot, qui a fait le boulot en terme d'enquête. Alors que le premier chapitre revient sur le départ cahotique de Ben Ali (l'épisode de l'aéroport de Carthage avec sa famille dans “Oscar-Oscar”, l'avion présidentiel) m'a semblé un peu anecdotique, les autres montrent bien comment le pouvoir de Ben Ali reposait sur tout un système qui n'a été que partiellement remis en cause après la révolution : “Deux logiques se sont opposées tout au long de l'année 2011, celle d'une réforme institutionnalisée contre celle de la légitimité révolutionnaire et populaire”. Tout l'enjeu serait donc de parvenir à faire porter la “mobilisation de la société civile” aux endroits décisifs, transférer la vindicte populaire contre des intouchables. Or des institutions décisives tels que le ministère de l'intérieur, l'administration fiscale, la banque centrale, les commissions anti-corruption, les cabinets d'affaires, ont fait bloc et ont été largement épargnées par la vindicte populaire – malgré les efforts de certaines personnalités comme Yadh Ben Achour, le banquier Sadok Marzouk, le président actuel Moncef Marzouki, et les avocats Ezzeddine Mhedhbi ou Abdennaceur Aouni. Ce dernier est célèbre par les images filmées de lui courant sur l'avenue Bourguiba en hurlant l'exil du dictateur, et déclare : “La Révolution a été menée pour des questions économiques et sociales, et le peuple tunisien attend des réponses aux questions suivantes : que faire pour les chômeurs ? Pour les agriculteurs qui ont été pillés par les banques de Ben Ali et ses familles ? Ce sont des questions qui touchent la population et peuvent l'apaiser” (p. 134).

Petite réserve : Puchot a parfois tendance à présenter ces bonnes âmes comme “les gentils” contre “les méchants” de Ben Ali, et à faire comme s'ils étaient unifiés. Existe-t-il vraiment UN esprit révolutionnaire ou seulement des groupes sociaux qui s'unissent ou se divisent au gré du temps et des enjeux ? Peut-être les sciences sociales auraient-elles ici leur mot à dire...

A l'inverse, je me demande si, à se focaliser sur les petites pratiques de corruption au quotidien, on ne se trompe pas un peu de cible : les travaux à ce sujet (Béatrice Hibou, Hamza Meddeb) sont passionnants et la pratique de la corruption est généralisée, mais comme l'explique un avocat “on ne peut pas mettre sur le même pied d'égalité quelqu'un qui a une concession auto, une banque, un groupe d'assurance, une compagnie aérienne, quinze mille hectares d'oliviers, et qui a pu obtenir tout cela grâce aux fonds et aux agréments des entreprises publiques, simplement parce qu'il fait partie du cercle présidentiel, et le vice-président de la Marsa, qui donne une autorisation de bâtir et empoche mille cinq cent dinars (750 euros) pour cela. D'un côté on a le pillage, de l'autre, la corruption” (p. 141). Autrement dit, si les logiques et les pratiques à l'oeuvre sont similaires dans les deux cas, les ordres de grandeur et donc les priorités politiques ne sont pas exactement les mêmes – voilà un décalage parmi d'autres entre des sciences sociales qui visent à comprendre “du social” et la vie politique du moment.

Bref, tout ça pour rappeler que, comme on pouvait s'en douter, la Tunisie n'est pas sortie d'affaires et qu'elle est confrontée aux épineux problèmes de la “justice transitionnelle” - qui surviennent lorsqu'un régime s'effondre, comme en France en 1945, en Espagne après Franco, et dans tous les pays du bloc de l'est en 1989.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 984-985, §208

Dimanche 21 octobre 2012

Hier soir les rues étaient en fête pour la qualification de l'Espérance Tunis en finale de la ligue des champions africaine. Nous sommes allés à une soirée à La Marsa fréquentée par des expat', et je serais bien en peine de dire pourquoi j'y ai mis les pieds.

Aujourd'hui, ai bu un café avec Salah Hamzaoui. Il m'a rappelé cette critique bien connue de la sociologie bourdieusienne comme ne permettant pas de penser le changement, en mettant trop l'accent sur les facteurs de reproduction sociale plutôt que d'évolution. Bourdieu s'en est défendu en disant que ses travaux visaient justement à révéler les barrières de l'ordre social pour mieux les renverser. A méditer. Il n'en reste pas moins que ...

Ensuite, départ pour le sud chahuté par les déplacements liés à la fête du mouton de l'Aïd qui a lieu fin de semaine – la gare de louages de Tunis était agitée d'une pagaille indescriptible mais aucun louage disponible pour Gafsa, j'ai dû prendre le bus. Il faisait donc nuit noire quand je suis finalement arrivé à destination, et dans cette région on ne peut pas dire que ce soit l'éclairage public qui ruine l'Etat.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 987, §210

 

Lundi 22 octobre 2012

Nous pensons qu'une avalanche de dislocations sociales surpassant de loin celle de la période des enclosures, s'abattit sur l'Angleterre ; que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d'amélioration économique ; qu'un mécanisme institutionnel entièrement neuf commençait à agir sur la société occidentale ; que ses dangers, quand ils apparurent, touchèrent à ce qu'il y a de plus vital, et que l'on n'en a jamais triomphé ; et que l'histoire de la civilisation du XIXème siècle fut faite en grande partie de tentatives pour protéger la société contre les ravages de ce mécanisme. La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution aussi extrême, et aussi radicale, que toutes celles qui avaient jamais enflammé l'esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus.” (2009[1944], p. 83-84)

Voilà ce qu'écrit Karl Polanyi en 1944 dans son célèbre ouvrage The Great transformation trad. fr. 1983, Gallimard, Tel, 442 pages). Je me demande si ce passage, aussi globalisant soit-il, n'entre-ouvre pas une piste d'interprétation sur ce qui se passe actuellement en Tunisie (et probablement dans d'autres sociétés ?) : on assisterait depuis les années 1970 à l'extension et à la diffusion d'une logique d'optimisation et d'efficacité économique.

Divers exemples bien connus peuvent se rattacher à cette dynamique.

Ainsi la Banque Africaine de Développement (BAD) a ainsi favorisé le passage de mines de phosphate sous-terraines dévoreuses de main d'oeuvre à des carrières à ciel ouvert fortement mécanisées, remettant en cause l'odre social de la région de Gafsa. De même, le passage d'une agriculture vivrière employeuse de main d'oeuvre à des cultures agricoles mécanisées déstabilise des régions entières du pays et entraîne fort exode rural – rendant du même coup visible dans les villes une pauvreté qui était auparavant dans les campagnes. Ainsi les grandes surfaces rendent obsolètes les petits commerces, les aides alimentaires publiques et, faisant fortement baisser les prix à la consommation, soulagent la pauvreté. Ainsi l'essor du tourisme international apporte une richesse considérable aux régions côtières aux dépens des régions de l'intérieur des terres. L'ouverture internationale des marchés financiers et la libéralisation des transactions financières de tout ordre permettent à Ben Ali et aux siens de s'enrichir grâce à l'installation de firmes étrangères, de placer cet argent sur des marchés boursiers internationaux, et de s'acheter de beaux immeubles à Paris à des prix exhorbitants.

Pour chacun des changements esquissés ici, il faudrait d'abord montrer/décrire comment ils ont pu avoir lieu, c'est-à-dire identifier les barrières/limites/entraves qu'il a fallu faire sauter une à une pour que ces évolutions puissent avoir lieu, sur des plans techniques (de la pioche à la machine, du papier à internet, du voilier au paquebot), institutionnels (pas de nombre-limite de mandats pour Ben Ali...), législatifs (réduction généralisée du contrôle sur les transactions financières, autorisation de construire sur les côtes...), économiques (ouverture des frontières douanières, fin du contrôle des taux de change et du crédit...), et des manières de se représenter le monde (individualisation, changements dans la pensée économique...). Cerner tous ces changements et leurs connexions est difficile précisément car ce sont bien plusieurs domaines et échelles (d'espace mais aussi de temps) qui sont en jeu et requièrent donc des compétences pratiquement impossibles à maîtriser de bout en bout. D'où mon agacement quand j'entends les discours souvent simplificateurs et manichéens des altermondialistes et autres critiques de bas étage.

Mais ces évolutions sont aussi perverses parce qu'elles comportent souvent une dimension apparemment positive, communément chevillée à l'idée de “progrès” : la mécanisation des tâches manuelles facilite le travail et permet de produire plus vite et plus fort, le tourisme enrichit la Tunisie autant qu'il la déstabilise, les grandes surfaces aident plus les pauvres que n'importe quelle politique publique, la libéralisation des marchés financiers facilite (théoriquement) les échanges etc. De là peut-être une certaine fragilité des critiques adressées à ce processus d'éradication du social, et malgré quelques tentatives (marxiste, maussienne, altermondialiste) on ne sait plus comment le critiquer et que lui opposer.

Si j'arrivais à faire part de ce désarroi le 13 novembre prochain à la séance d'introduction de notre séminaire “Approches Pluridisciplinaires de l'Economie”, ce serait déjà quelque chose – cette fois à partir d'extraits non de Polanyi mais de Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique, texte qui me semble d'une surprenante actualité sur la pensée économique du milieu du siècle aux années 1970.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 988, §211

Mardi 23 octobre 2012

Je relis ce que j'ai écrit hier et m'aperçois de combien c'est laborieux et inabouti, laissant de côté toute une série de questions :

-si on accepte ce mouvement de désocialisation de l'économie, est-il le fait de personnes bien réelles (théorie du complot) ou bien de l'Esprit du Monde comme le sous-entend la formule passive (“s'abattit”) de Polanyi ? Cette transformation s'est-elle vraiment faite naturellement, poussée par la “force du marché”, ou bien a-t-elle été le résultat d'ardents efforts ? Dans quelle mesure cette évolution a-t-elle été voulue (par des individus, par des institutions, par des peuples) ? Peut-être faudrait-il aller voir pour cela du côté de ces lobbyistes de la législation fiscale (j'en connais), de ces professeurs de philosophie qui après avoir lu Soljenitsine ont décidé de ne plus enseigner Marx (j'en connais aussi), de ces camarades qui après avoir semé le trouble dans les années 1970 se sont mis à boursicoter (Jerry Rubin), de ces économistes qui pour plein de raisons ont pris pour argent comptant la théorie néoclassique (Lucas, Barro, Friedman), de ces électeurs qui ont élu des chefs d'Etat libéraux (Thatcher, Reagan), de … la liste est (trop) longue !

-cette désocialisation a-t-elle vraiment été globalement négative comme nous l'assènent les courants critiques de tous ordres ? N'a-t-elle pas été au contraire l'origine d'un accroissement souhaitable des richesses et du “bien-être” (à définir) ? Quels sont ceux qui à ce jour y ont gagné et ceux qui en sortent perdants ? Est-ce que cette transformation a confirmé les hiérarchies sociales ou bien les a au contraire modifiées ?

-quelles en ont été les étapes ?

-est-ce que ce processus s'est accompagné d'un retrait des pouvoirs publiques comme les milieux alternatifs le soutiennent ou bien n'est-ce qu'une simple mutation des modalités d'action des pouvoirs publics ? Hypothèse à éprouver : comme beaucoup d'autres, l'Etat est une institution qu'on a fait rentrer dans cette logique de désocialisation.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 989, §212

Mercredi 24 octobre 2012

Peu après la prière de 15h20 je suis allé au hammam du village (le matin réservé aux femmes, l'après-midi aux hommes), à l'entrée duquel a eu lieu la discussion suivante :

-Moi : Salamalekoum ! (bonjour)

-Le tenancier : Malekoum salam Pierre ! (enthousiaste) Labès

-Moi : labès, hamdoullah (ça va, formule religieuse pour dire que ça va)

-La famille labès ? (la famille ça va ?)

-labès, enta ? (ça va, et toi ?)

-labès, hamdoullah (notion phatique hyperdéveloppée en Afrique, comme on sait).

-chebbik ? (que se passe-t-il ?)

-mandouch ma (il n'y a pas d'eau)

-Schnou ? Alech ? (Quoi !?! Pourquoi ?)

-(réponse que je n'ai pas comprise)

-beï, emchi roudoua inchallah (ok, je reviens demain si Dieu le veut)

-beï, tzwallah Rhir (ok, bonsoir)

Ne m'étant pas lavé depuis trois jours (une imprudence), j'en ai été quitte pour utiliser la douche rudimentaire de la maisonnée, froide et faiblarde.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 990, §213

Jeudi 25 octobre 2012

 

          J'ai commencé et fini dans la soirée le livre “Sans doute” de Daniel Soil (Ed. Luce Wilquin, 2007, 80 pages) qu'il m'a passé l'autre jour à Tunis. Il raconte la sortie de prison d'un père marocain, immigré en Belgique et incarcéré pour avoir combattu la dictature marocaine. Dans un avant-propos aux allures de brûlot, il recontextualise ce roman, en référence aux luttes des années 1970 contre “d'une part les politiques discriminatoires du gouvernement belge visant à séparer les travailleurs autochtones de leurs collègues maghrébins, d'autre par (contre) les politiques impérialistes des grandes puissances et des didactures du Sud qui étaient leurs vassales”, à une époque où “les Vietnamiens étaient sur le point de vaincre”, “la Chine fournissait l'exemple d'une radicalité inouïe alors que la modération de l'Union soviétique semblait la condamner à la médiocrité”, et “Cuba offrait le spectacle d'un socialisme joyeux”. Avant de conclure sur ce passage qu'on peut interpréter comme une vraie prise de position politique ou comme l'annonce d'une désillusion :

Tel était l'air du temps en 1973.

Au moment où débute ce roman, en 1980, l'atmosphère a déjà bien changé. La crise du pétrole a mis à mal le lyrisme et l'enthousiasme. L'attention se porte davantage sur les exactions commises dans les pays se réclamant du communisme. Le “totalitarisme” est montré du doigt. On se méfie désormais des bouleversements radicaux. Les utopies sont “meurtrières”, les rêves “dangereux”.

Seules semblent progresser les luttes qui prétendent s'incruster sous l'étendard de la foi, l'avançant comme outil de libération alors qu'il recèle l'encerclement de la pensée : idéologie importée, infiltrée, qui déforme les rêves.

Quant à l'ordre établi, plus que jamais il se veut naturel et inéluctable.

N'empêche, quelques images étonnantes surgissent ça et là lors des journaux télévisés. Avez-vous vu les manifestations contre l'Organisation Mondiale du Commerce dans chaque ville où se réunit ce cénacle du pouvoir mondial ? Ces défilés immenses d'une nouvelle jeunesse qui tente de maintenir haut levé un portrait de Che Guevara contre le jet tout-puissant d'une autopompe ?

A chaque fois, cela me rappelle quelque chose.” (fin de l'avant-propos, p. 8)

Mais le roman proprement dit m'a désappointé, parce que je ne suis pas sûr d'adhérer au type de rapport homme-femme qu'il donne à sentir, à l'idyle des retrouvailles familiales, et à sa conception sentimentale de l'engagement politique.

 

J'ai enchaîné sur le récit par Gilles Kepel de son voyage en Lybie, paru au printemps dernier dans la revue Esprit. C'est peut-être idiot, mais ça m'a fait tout drôle d'imaginer “sur le terrain” ce profeseur à cravatte – dont j'avais assisté à un ou deux cours à Science Po, sur les révoltes arabes. En tout cas son récit sent bon le vécu et la connaissance de la langue et du monde arabes, dont il est un spécialiste reconnu.

 

“caciques, faucons, cheicks, zaïms, pachahs” : voici quelques mots qui tournent tous autour de la figure du “chef” mais que j'ai du mal à démêler. Il faudra que je demande à Boussaïri qui ce matin a fini de m'apprendre l'alphabet arabe – lequel renvoie à 28 lettres, déclinables de trois manières selon qu'elles se trouvent au début, au milieu, ou à la fin d'un mot...

 

Cette après-midi, partie de foot avec les jeunes du village. Epique.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 991, §214

 

Vendredi 26 octobre 2012

          Aujourd’hui c’est l’Aïd El-Kebir, la grande fête musulmane où a lieu le sacrifice du mouton deux mois après la fin du Ramadhan. J’ai donc été réveillé à 7 heures et demie par une prêche qui pour l’occasion avait lieu devant la mosquée.

Mais l’Aïd se prépare plusieurs jours à l’avance : le Souk de Gafsa pris d’assaut, les prix des moutons et des légumes explosent, à la Tv les images en boucle des trois millions de pélerins (“hajj”) à La Mecque qu’on voit tourner autour de la pierre sacrée, prier, et aller sur la montagne d’Arafat. Ils sont tellement nombreux que chaque pays a un quota et que des mesures sanitaires sont prises pour éviter les contagions. C’est impressionnant, d’autant que sur ces images se superpose une lithanie forte et rythmée (qui dit littéralement “Je réponds à ton appel ô Allah ! Je réponds à ton appel ! Tu n’as point d’égal. La louange et le bienfait t’appartiennent, ainsi que la loyauté. Tu n’as point d’égal”) – paroles complètement désynchrones mais on a l’impression que c’est du son-in et que ce sont les pélerins qu’on voit qui chantent.

Vers 9h, après la prière, le mouton a été égorgé et nous avons mangé le mechoui en famille – difficile de décrire cette ambiance un peu électrique du découpage collectif du mouton, je m’y suis senti fort mal à l’aise. Le geste simiesque de tapper sur la viande pour la découper a été répété à plusieurs reprises, me rappelant le film de Kubrick “2001 Odyssée de l’Espace”, et deux des cinq couteaux que j’avais offerts se sont révélés inefficients.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 992, §215

Samedi 27 octobre 2012

          Aujourd'hui j'ai tappé dans le dur en ce qui concerne le perpétuel dilemme entre tenir sa ligne et s'écrouler.

Ainsi pour les prises de sons ou d'images, il m'en restait un zeste à prélever. Selon ce qu'on recherche, ça peut tomber juste la première fois, mais ça peut aussi requérir quinze tentatives au bout desquelles on a tout sauf ce qu'on était venu enregistrer. Dure loi de la démarche documentaire où l'on se sent un peu comme un torero à la merci d'un réel aux allures de taureau  indomptable.

Et, j'en ai fait l'expérience ce matin encor', cela vaut même pour des événements soi-disant très réguliers comme le passage du bus des travailleurs : c'est sensément toujours le même horaire, sauf précisément le jour où “on y est” et où on est en mesure de l'enregistrer (sons ou images, même combat).

Autre exemple : je vais pour enregistrer l'appel à la prière de 12h15. Bon, ok, a priori easy parce que l'horaire est réglé par la loi coranique, de laquelle le muezzin ne dévierait pour rien au monde. Miracle, je parviens à être en place “au bon endroit au bon moment” - c'est-à-dire avec un micro valable, un câble sans faux contacts, un enregistreur qui fonctionne, des batteries qui ne se vident pas d'un seul coup quand on allume le bazard, etc. Parce que ça ne paraît pas, mais on ne compte plus les fois où on se demande s'il ne s'agit pas d'auto-sabotage. Il suffit d'un maillon qui foire et tout est fouttu. Coup de chance (?), ce matin pas de problème de ce côté-là.

Mais voilà que j'ai à peine le temps d'appuyer sur “play” et l'appel à la prière de commencer comme je l'avais anticipé que … le car des  lycéens qui ne passe JAMAIS à ce moment s'arrête pile-top devant la mosquée et masque d'un bruit de moteur et de piaillements d'enfants la précieuse bande-son que j'espérais recueillir. Caramba, tout est à refaire, repasser demain il n'y a rien à voir. Et je suis rentré me coucher. Et quand ce n'est pas un bus, c'est le marchand de ferrailles ou de moutons, c'est une vieille dame qui vient voir ce que vous faites, c'est le camarade de la veille qui vient vous taper sur l'épaule, c'est un tracteur qui passe, c'est la mère de famille qui vous appelle pour le déjeuner, c'est … J'ai tout eu, c'est inimaginable !

Tout de même, on se dit qu'il y aurait parfois de quoi faire des bonds de fulmination, manger son chapeau, ou avaler sa langue – “qui veut aller loin ménage sa monture”, qu'ils disaient. C'est une pêche où il n'est pas rare de devoir plier les gôles avant la fin et en ayant fait choux blanc. Le moment où “ça marche”, c'est-à-dire où on recueille ce qu'on espérait (ce qui ne veut pas dire que c'est effectivement bien, loin de là), vient souvent couronner un ensemble de préparatifs plus ou moins coûteux en temps, en attention, en argent – allègrement mis à terre d'un coup d'épaule du réel qui … patatra ! Bref, tout ça requiert une gymnastique qui mêle l'épuisant au jouissif.

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 993, §216

Dimanche 28 octobre 2012

            Aujourd’hui départ du village où j’étais depuis une semaine, et par la même occasion la fin de ces couchers de soleil qui éblouissent, de ces chichahs qui aident à réfléchir, et des hammams qui dépouillent. Et, comme à chaque fois, je me dis que je n’y reviendrai pas de si tôt, dans ce petit village attachant où j’ai joui d’un accueil et d’une bienveillance remarquables. Je laisse là ses habitants qui y sont nés, qui y vivent, et qui y mourront. J’étais content d’y arriver et je ne suis pas mécontent d’en repartir, car je commençais à fatiguer d’être parfois traité comme une bête de foire, regardé par les enfants comme un extraterrestre, et sous la coupe d’une mère de famille autoritaire.

         

          J’apprends ce soir d’un mail du directeur qu’un étudiant s’est fait grièvement aggressé dans mon université mais que “ses jours ne sont plus en danger” (selon la formule consacrée). Il s’agirait d’un coup de couteau mal placé dans une rixte de soirée bien arrosée, comme je l’apprends dans les faits divers. C’est étonnant que ça ne soit pas arrivé plus tôt quand on sait que chaque semaine ont lieu de telles soirées où certains poussent l’inbibation jusqu’au bout du bout. L’ironie de l’histoire veut que cet incident ait eu lieu justement le jour où l’institution fêtait ses 100 ans d’existence – ça fait désordre.

Une fois n’est pas coutume, les mesures sécuritaires vont encore monter d’un cran, pénalisant les innocents majoritaires, alors que les vraies questions vont passer à la trappe – en l’occurrence : qu’est-ce qui pousse ces élèves à se mettre régulièrement dans de tels états d’ébriété ? La recherche du plaisir ou de la perdition ? L’espoir ou le désespoir ? La recherche de limites ? Une fuite ?

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 994, §217

Lundi 29 octobre 2012

          Une question qui est revenue plusieurs fois et qui m’a semblé nouvelle par rapport aux séjours précédents est celle de savoir ce qui va se passer dans le futur, ce qui va finalement advenir de cette révolution tunisienne, et si on peut le prévoir. A un bout il y a cette interrogation, et à l’autre il y a quelques articles de recherche qui s’acharnent à faire des prévisions – sur le chômage, sur la croissance, sur les inégalités etc. Entre les deux se trouvent les  supputations des uns et des autres sur l’actualité politique, et en particulier ceux qui misent que ce qui va advenir renverra à ce qui est advenu – d’où l’importance de comprendre les événements passés plutôt que de spéculer sur le futur. A chacun, donc, de choisir son angle, selon…

Comme le rappelle cet atypique personnage des sciences sociales qu’est Albert O. Hirschman* :

« (…) Je me suis toujours opposé à la méthodologie de certains spécialistes des sciences sociales, des économistes en particulier, qui observent ce qui s’est passé dans cinquante pays et qui prétendent déduire de cette observation ce qui arrivera probablement à l’avenir – à seule fin de se trouver ensuite dépourvus d’ « instruments d’interprétation » face à des « exceptions d’importance », comme de Hitler en Allemagne. Voilà la source de mon antipathie de toujours pour certains courants de la recherche sociale.

J’ai toujours été plus intéressé par l’élargissement du champ des possibles, de ce qui pourrait arriver, que par la prévision, sur la base de raisonnements statistiques, de ce qui va probablement se réaliser. La recherche sur la probabilité statistique que certains événements sociaux se produisent m’intéresse peu. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est de découvrir la possibilité qu’une chose, bonne ou terrible, se vérifie. En fait j’ai toujours eu le sentiment que lorsqu’il se produit quelque chose de bon, il s’agit toujours d’un concours de circonstances extraordinaires : on découvre toujours derrière une série de circonstances totalement inattendues.

C’est une conception léniniste : en son for intérieur, Lénine était très différent de l’image qu’il donnait par ses déclarations théoriques, dans lesquelles il définissait les situations révolutionnaires comme le résultat quasi mécanique de conditions objectives et subjectives. Ses écrits sont parsemés de considérations intéressantes sur la combinaison d’événements extraordinaire que requiert toute circonstance révolutionnaire. (…)

J’avoue simplement mon peu de goûts pour les prévisions. Peut-être suis-je en cela un activiste ou un militant : je m’intéresse à la constellation de faits et de situations nécessaires pour que se réalisent de bonnes choses. (…) A mon sens, les activistes ne sauraient faire de bons futurologues, parce que faire des prévisions implique une certaine froideur. Il faut donc choisir. » (La morale secrète de l’économiste, pp. 97-99).

A méditer pour choisir son camp en connaissance de cause. Je ne suis pas sûr d’être complètement d’accord avec lui, mais il plante un bon pieu.

 

* Rien à voir avec le nazi, of course

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 995, §218

Mardi 30 octobre 2012

          Je suis sorti de ces derniers jours avec la conviction très vive qu’au fond si le monde tourne comme il tourne, c’est avant tout parce que ses habitants tolèrent/acceptent/cautionnent/veulent qu’il en soit ainsi – ainsi la bombe atomique, les camps d’extermination, les viols, les crimes et les nombreux rackets, deviennent concevables/inimaginables/explicables. Maussade

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 996, §219

Mercredi 31 octobre 2012

            Suite à la Révolution, l’Union Européenne a décidé d’investir en Tunisie. Comprendre : elle investit benoîtement quelques millions sur l’environnement, la « citoyenneté » (?), la laïcité, le racisme – autant de problèmes réels mais pour l’heure vraiment secondaires face aux difficultés économiques, à la corruption politique, et aux désordres administratifs qui ravagent le pays. Pendant ce temps, ne pas oublier que le flues continue à s’écouler soit sur des comptes en banque vérolés de firmes multinationales qui n’ont rien à faire là, soit dans les poches d’anciens benalistes qui produisent des biens de première nécessité (le sucre, les biscuits, le café, la semoule,  les pièces automobiles, le concentré de tomates, les parpaings etc).

Ce midi, j’ai donc pensé un moment à dire tout le mal que je pensais de cette fausse naïveté, de cette politique d’évitement des sujets pourtant centraux, à un membre de la délégation européenne à Tunis. J’ai hésité, j’ai hésité, et puis je me suis ravisé en estimant que le moment n’était pas encore venu d’ouvrir le feu et qu’il fallait continuer à aiguiser les couteaux … mais le jour où j’y monte, i promiss, « ça ne sera pas à vide »

 

          Cette après-midi, je me suis enfilé d’une traite Le déracinement. La fin de l’agriculture traditionnelle en Algérie de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (Les éditions de minuit, 1964, 205 pages). Ils montrent comment le regroupement des paysans algériens par les colons pour lutter contre les fellaghas a précipité la disparition de l’agriculture traditionnelle et de sa société : ce sont notamment les rapports hommes-femmes, la consommation, le rapport au travail et à la terre, le rôle des cafés, le rapport à l’école, la vision de soi qui ont profondément changé – jusqu’au langage lui-même, on ne se dit plus bonjour de la même façon et le quintal monaiable a remplacé les unités de mesures locales. Tout ça ils le font bien sûr avec moult détails et descriptions à l’appui, bien mieux que je ne saurais le faire ici. Ils pointent le violent laminage que ces paysans transformés en « sous-prolétaires » ont subi, à cause de politiques coloniales iniques, insensées, et contre-nature. De là à mettre en parallèle ces odieuses politiques coloniales avec celles de l’union européenne dont il était question ce matin, il y a un pas que … je serais bien enclin à franchir !

 

Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 997, §220

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