Lundi 28 mars 2016
« Qu’est-ce que la politique ? »
Le 19 mars dernier Iñigo Errejón, le numéro 2 du parti espagnol Podemos qui a fait 20% lors des élections de décembre 2015, est venu à Londres participer à un séminaire devant un parterre d’intellectuels et d’espagnols exilés, et il a entre autres dit ceci [je traduis aussi littéralement que possible de l’espagnol] :
« (…) La politique est aussi une guerre de mouvement pour la création de sens.
Je prends un exemple qui m’est arrivé la semaine dernière et qui me semble l’illustrer parfaitement.
Donc, j’étais au supermarché à Madrid la semaine passée en train de faire mes courses, et plusieurs personnes m’ont arrêté. L’une d’entre elles, une employée chargée du réapprovisionnement [en espagnol « reponedora », du verbe « reponer », remettre], me dit « quand vous arriverez là-haut, c’est-à-dire au pouvoir, n’oubliez pas … Moi, je m’attendais [en fait il utilise en espagnol le verbe « asumir », plutôt que « m’attendre à » qui se dirait « me esperaba »] qu’elle allait me dire quelque chose qui avait à voir avec ses conditions de travail, ou son salaire, ou ses conditions de vie.
[petite interruption due à la traduction en directe en anglais par une jeune femme, on peut présager que toute la salle attend la suite de l’histoire]
Et elle me dit « por favor n’oubliez pas le droit des animaux » !
[rires de la salle, traduction en direct]
Parce que la législation change d’une région [communidad, échelle administrative en Espagne] à l’autre, et il y a des gens qui vont abandonner leur chien dans la région d’à-côté. Je vous le jure, elle me le dit comme ça.
Ensuite est venu le boucher [carnicero], je vous jure, et il me dit : « dis à la mairesse » - c’est à-dire que nous avons gagné les élections dans la région de Madrid mais c’est ça c’est juste une parenthèse - « dis-lui qu’elle doit plus s’occuper de Chueca, du quartier [barrio] de Chueca », qui est le barrio gay de Madrid.
[rires, traduction, la traductrice oublie de préciser que c’est le barrio gay, Errejón le rajoute lui-même en anglais : « which is the gay neighborhood ». NB : Podemos est un parti qui est favorable aux droits des homosexuels.]
En réalité les deux étaient, je crois, des sympathisants de Podemos.
[traduction]
Et ils l’étaient pour des raisons extraordinairement différentes, et en plus qui n’avait pour aucun des deux à voir avec leurs conditions de travail ou de salaire.
[traduction]
Ce qui unissait leur sympathie de l’une et de l’autre est un lien très faible, et ambivalent, que si je devais exprimer avec leurs mots je formulerais ainsi : « vous amenez quelque chose de frais », ou « vous représentez quelque chose de nouveau qui est nécessaire ».
[traduction, « fresh air »]
Et c’est précisément cela la difficulté et la fragilité d’être « quelque chose de nouveau », ce « sursaut de sens » qui permet d’interpeller tant de secteurs et d’avoir les bons résultats électoraux que nous avons eu jusqu’à présent.
»
(analyse en cours, extrait qui selon moi pourrait être l’objet d’un commentaire de texte approfondi, à condition de connaître un minimum le paysage politique espagnol – condition qui en elle-même en dit long sur l’encastrement apparemment inévitable de la politique)
Dimanche 27 mars 2016
Je suis par médias interposés les événements de ces derniers temps à Brussel, des attentats de mardi à des émeutes apparemment d’extrême-droite aujourd’hui. J’ai l’impression d’être un petit oiseau sur ma branche, un fort sentiment de déprise, comme cloué au piquet par ma thèse et tenu éloigné à cause de mes pérégrinations.
Samedi 26 mars 2016
Quel piètre article de Cédric Lomba sur les frères Dardenne : à le lire, leur succès et leurs films découleraient de leur trajectoire sociale d’aspirants à la culture légitime socialisés par des créateurs déjà reconnus. Voilà un bel exemple d'une "sociologie du social" à bout de souffle, rance et routinisée. Il n'y a que des sociologues qui ne se sont jamais vraiment confrontés à la création artistique pour écrire des choses pareilles.
Ce qui bien sûr ne veut pas dire que les Dardenne sortent de l’ether pur et échappent à toute détermination sociale, à commencer par leur enfance dans le borinage qui constitue la trame de fond de plusieurs de leurs films.
Vendredi 25 mars 2016
Journées de lectures à Chassingrimont, entrecoupées de dîners ou de déjeuners avec des amis du coin.
Essentiellement lu des récits de mobilisations sud-européennes contre l’austérité, les inégalités, et le capitalisme en général. Plusieurs politistes jeunes et brillants ont étudié les militants, de manière discutable mais au moins il y a de quoi discuter. De mon côté je ne devrais pas m’aventurer sur ce terrain pour lequel je n’ai ni les matériaux ni la formation.
Jeudi 24 mars 2016
Hier nouvelle séance du séminaire de présentation des doctorants : l’allemande sur la politique culture d’un grand opéra berlinois pour essayer d’y faire venir la communauté turque – à croire que l’Allemagne n’a pas connu le fameux tournant de la politique culturelle ? Celle-ci a d’abord cherché à faire adhérer les déshérités à la culture légitime (les années 1960 en France, André Malraux ministre de la culture), ensuite comme ça ne marchait qu’avec beaucoup d’efforts on a cherché à faire entrer au musée les graphitis et le rap (les années 1980, Jack Lang), enfin le multiculturel bienpensant et la ruée sur les « métiers de la culture » pour diffuser de la musique là où il faudrait des patates. Du coup, elle est la troisième doctorante que je connais qui étudie la culture à Berlin.
Autre présentation d’un Anglais sur la stigmatisation des pauvres, un sujet que je connais un peu dans le cas français et me voilà donc malgré moi en position d’espionnage industriel. Mais il n’était pas à la pointe de la littérature et son projet n’est pas très original.
Mercredi 23 mars 2016
Telle revue qui m’annonce que ma proposition d’article a été définitivement acceptée, alors que c’est loin d’être celui que j’estime le meilleur. Il y aurait à dire sur le marché des revues en sciences sociales, qui nous laisse atomisé et sans beaucoup pouvoir de négociation face à d’implicites contraintes de publications. Mais ne pas oublier que les revues aussi ont leurs contraintes, car elles doivent sortir les numéros les uns après les autres.
Le soir, bière au pub du campus avec des collègues et Liza McKenzie déchaînée qui en avait encore après le mec de l’autre jour. Nous nous sommes bien entendus après qu’elle ait compris que je charriais en disant que « once more, all this is due to Broken England, these lazy unemployed that do not accept any job and these bad mothers that prefer going to the pub than feeding their numerous children » (« encore une fois, tout ça est de la faute de ce que les libéraux appellent la Broken England, cette Angleterre de chômeurs qui ne veulent pas travailler et de mauvaises mères qui préfèrent aller au pub que de nourrir leur famille nombreuse », deux poncifs de droite qu’elle démonte dans ouvrage).
Mardi 22 mars 2016
La présentation d’hier a suscité au département autant de réactions que des poissons-volants dans l’écume d’un chalutier.
Ca a commencé dès 8h du matin quand la sociologue-activiste Liza McKenzie m’a expliqué qu’elle aurait mieux fait d’aller au conseil municipal avec son collectif militant pour un meilleur logement plutôt que d’être allée écouter « le show de petit-bourgeois yankee blondinet qui nous a fait la morale sans rien nous apprendre de nouveau ».
Mais c’est surtout l’habile F. A. qui m’a fait voir ce que je n’avais pas vu. Il est d’accord qu’on n’a certes rien appris de révolutionnaire, mais il me donne une autre paire lunettes : selon lui, l’enjeu de la présentation n’était pas d’innover, mais plutôt de proposer une forme originale de présentation sociologique, alliant statistiques et enquête de terrain, émotions et faits objectifs, description et proposition de nouvelles politiques publiques, présentation académique et débat social. Vue ainsi, la proposition d’hier prend tout son sens et le jeune yankee apparaît beaucoup plus malin qu’il en avait l’air : sa manière de passer audacieusement de la description ethnographique d’une famille expulsée aux chiffres impressionnants de familles concernées, ce moment où dessine au tableau une courbe présentant le marché immobilier américain sans logement bon marché, ses retours à une famille décrite en introducion. Voilà une manière astucieuse de produire une sociologie qui va droit au but, à la fois méthodologiquement inattaquable mais laissant place à une certaine émotion sur fond de phénomène social poignant. Voilà ce qui peut faire vendre des livres d’étude sociologique et attirrer l’attention publique sur un problème de société. Malin.
Lundi 21 mars 2016
La série de description académique continue avec la venue aujourd’hui de Matt Desmond, un jeune professeur d’Harvard qui vient d’écrire un livre sur les expulsions immobilières (appelées ici « eviction », lié à évincer) aux Etats-Unis, à partir d’une enquête statistique et d’entretiens. Cela se passe ainsi : une salle avec un vidéoprojecteur, une cinquantaine de personnes, quelques mots d’introduction par le professeur McQuarrie qui était sur son 31. Blond, 35 ans, en costard, avec un vrai accent américain, il a fait une présentation d’une petite heure, expliquant combien les familles souffraient des expulsions immobilières, et les diverses conséquences que cela avait sur leurs vies.
Néanmoins ce n’était pas très instructif et novateur : quiconque aurait dû parler de ce sujet en entrant dans la salle aurait sans doute eu un discours similaire au sien. C’est là un écueil courant de ce que Latour qualifierait de « sociologie du social » : avec un peu d’expérience on sait souvent d’avance ce qui va nous être dit, et que de toute manière la conclusion dénoncera les inégalités sociales. Tiens, bien pertinente ici la distinction latourienne, il est assez jouissif d’essayer, de confronter les théories et de voir comment elles réagissent, comment elles se comportent et tiennent ou non le choc.
Dimanche 20 mars 2016
Ce matin, pas de petit marché sur « la zone » à deux pas de la maison.
Par contre l’incarnation de la classe ouvrière anglaise avec la pause-café de ces trois bonhommes sans beaucoup de cheveux, en tuniques de travail orange fluo et très sales, ainsi que d’épaisses chaussettes fourrées dans de grosses chaussures brunes de chantier.
L’un mange un énorme sandwich manifestement au fromage blanc et au poulet et porte un casque en plastique, l’autre boit un café à emporter tout en recevant l’appel d’un collègue de chantier, le troisième plus âgé s’attable en face de moi et ouvre « The Sun », le journal tabloïd anglais avec plein de photos de femmes très dénudées. Il lui manque le bout de son petit doigt.
Plus tard dans l’après midi, assemblée du réseau Podemos de Londres, assez ennuyeuse sur le « Brexit » et sur des démarches administratives. Mais il semble bien que de nouvelles élections se rapprochent, vraisemblablement en juin.
Samedi 19 mars 2016
Sacrée Liza McKenzie ! Plantureuse, cheveux rouges pétants, petits piercings argentés, voilà bien un ovni dans l’establishment du département de sociologie de la LSE. Comme elle l’explique dans son livre sur le quartier pauvre de Nottingham dont elle est originaire, sa mère était femme de ménage, son père un des derniers mineurs et grèviste de la fameuse grande grève des mineurs de 1984 qui n’eut pas raison de Margaret Thatcher symbole du néolibéralisme des années 1980. L’auteure le revendique haut et fort, explique avoir élevé toute seule son fils métis, et a soutenu sa thèse en 2010 à 40 ans après une vingtaine d’années en usine. Sa présence dans un département rempli d’aristocrates intellectuels anglo-saxons me fait voir d’une autre manière le directeur, qui est paraît-il à l’origine de sa nomination. Son livre décrit l’enfermement du quartier, manifestement assez similaire aux banlieues pauvres françaises. Ramification intellectuelle oblige, postface d’Owen Jones, ce sociologue anglais vu en décembre dernier … au meeting de fin de campagne de Podemos à Valencia.
Vendredi 18 mars 2016
Expérimenté ces jours-ci et bon exemple des tensions dans le monde universitaire.
Une collègue doctorante de bureau me passe le texte que présente une autre collègue dans un séminaire d’une autre université et fermé aux extérieurs, parce que son étude porte sur les difficultés économiques et les manières d’y faire face de familles pauvres en Angleterre en cette période difficile, soit un sujet que j’aborde dans ma thèse mais pour l’Espagne.
Je la remercie chaudement et lis donc le texte, qui est relativement intéressant : je n’apprends rien, mais la description des situations observées est correcte et je retrouve des choses observées en Espagne (la gestion du frigo, l’utilisation de l’aide alimentaire, l’organisation du budget, …).
J’écris à l’auteure pour la féliciter, voir si on peut se rencontrer et échanger, et lui demander pourquoi elle relie ces situations au contexte d’austérité actuel, parce qu’il me semble que les situations qu’elle décrit ont toujours existé.
Je reçois conjointement un mail de la collègue de bureau qui m’avait passé le texte et qui est toute chamboulée parce que l’autre est très énervée et lui a vertement reproché de m’avoir passé indûment son texte et de nous avoir mis en contact, en même temps qu’un mail de l’auteure qui fait comme si de rien n’était et qui dit que nous pourrions éventuellement nous rencontrer.
J’aplatis l’affaire avec la collègue de bureau qui est très étonnée de la réaction de sa collègue, et je pense ne pas répondre à cette dernière.
Autre possibilité : non-réponse ou délais hors de propos de chercheurs seniors dont on a besoin de l’aval et qui se prennent pour des stars jouant le « je suis très pris » quand d’autres du même acabit répondent systématiquement dans les deux heures.
Voilà la loi et les prophètes dans le monde universitaire – heureusement pas toujours, mais souvent.
Jeudi 17 mars 2016
[attention discussion théorique en vue, suite]
Aujourd’hui à la LSE séminaire des doctorants suivi par le professeur américain Michael McQuarrie : deux fois par mois, lui et ses étudiants discutent pendant deux heures d’un texte fixé à l’avance. Il paraît que c’est une pratique inspirée des Etats-Unis. Chaque étudiant-e est censé-e envoyé à l’avance à tout le groupe une page de réaction sur le texte, sur la base desquelles part la discussion. Suite à un petit entretien dans son bureau pour qu’il me rencontre, McQuarrie est d’accord que je vienne, à condition que j’envoie comme les autres étudiants une page de réaction.
Cette fois le texte, choisi par le prof, était « Reassembling the Social » de Bruno Latour (2005, 311 pages). L’auteur distingue la « sociologie du social » de la « sociologie des associations » qui fonde sa fameuse théorie de l’Acteur-Réseau (ANT : Actor Network Theory). La première postule l’existence d’une « matière sociale » qui permet notamment d’identifier des groupes/milieux ou des effets sociaux, ce que l’auteur critique. La seconde part de postulats moins forts en doutant de l’existence de cette dimension proprement sociale des phénomènes de société humaine. Cela peut paraître anecdotique ou inutilement théorique, mais c’est très intéressant parce que cette approche prend le contre-pied de celle de Durkheim ou plus récemment de Bourdieu qui postulent l’existence de la dimension « sociale » que le sociologue devrait décrire, identifier, comprendre, etc. Du coup, en déniant ce postulat de base, il dynamite l’existence même de la sociologie en tant que « science du social », mais il ouvre de nouvelles perspectives : ne prendre aucun collectif comme allant de soi et définitivement acquis, prêter attention aux objets qui sont souvent les grands oubliés des descriptions sociologiques, ne pas concevoir les acteurs comme nécessairement stratégiques, faire confiance à ce qu’on observe avec l’idée positiviste que « tout ce qui existe doit pouvoir être montré », donner des descriptions éventuelleement plates mais complètes de ce qu’on observe, laisser une part à l’inexpliqué sans le fuir. Somme de conseils qui résultent de réflexions philosophiques passées un peu « over my head » comme ils disent par ici, même si le texte est très pédagogique.
Texte à la fois fastidieux et amusant, parce qu’il enfonce un vrai pieu dans la lourde sociologie bourdieusienne aujourd’hui routinisée et soi-disant de gauche, parce qu’il prend à bras-le-corps la question de « qu’est-ce que le social ? » (demander à quelqu’un-e qui vous parle de « social » ou de « milieu » ce qu’elle voulait dire par là, c’est toujours confus), et parce qu’il propose cette distinction entre « sociologie du social » et « sociologie des relations ».
Bien sûr, il ne faut pas oublier que l’apparition de Latour et de son école depuis une dizaine d’années (?) est concomittante des déclins à la fois du socialisme et de la classe ouvrière, et de l’influence de Pierre Bourdieu sur la sociologie française. En ce sens cette théorie de l’acteur-réseau aurait contribué à la diffusion du positivisme et du libéralisme dans l’université contemporaine, goodbye les classes sociales. Il faut absolument garder en tête ce contexte, mais ce n’est sans doute pas le plus important.
McQuarrie n’a pas mouillé son maillot, moi et d’autres ont l’impression qu’il pourrait faire beaucoup mieux s’il était poussé dans ses retranchements par des étudiants un peu moins amorphes – physiquement présents mais intellectuellement absents. Il a parlé à grand trait des apports théoriques de Latour. Mais il a bien apprécié le dialogue entre un bourdieusien et un théoricien de l’acteur-réseau que j’ai envoyé hier.
Mercredi 16 mars 2016
[attention discussion théorique en vue]
Dialogue caricatural entre une chercheuse Bourdieusienne (B) et une théoricienne de l’acteur-réseau (A) :
« B : waoooouh quelle corrélation entre le diplôme des parents et celui de leurs enfants ! Comment pouvons-nous expliquer cela ?
A : well, peut-être que si nous faisions une enquête exhaustive sans a priori dans chaque école de ce pays, nous découvrerions que cela est dû à des raisons diverses et complexes.
B : Eeeeuh, yeah mais en fait … le truc qui est intéressant ici, c’est cette surprenante corrélation sociale entre le diplôme de …
A : je te dis, avec cette étude exhaustive, nous ferions sûrement des découvertes et aurions une meilleure compréhension de la diversité des facteurs en jeu …
B : oui, enfin je pense que les forces sociales qui sont en jeu et se cachent derrière cette corrélation qui les révèlent …
A : est-ce que tu peux montrer empiriquement, de manière concrète, ce que sont ces « forces sociales » ? Est-ce qu’un quelconque enquêté t’a un jour parlé en entretien de « forces sociales » ? Non ? Eh bien laisse tomber, alors ça n’existe pas.
»
Alors B. appelle un vieil ami à l’institut national de la statistique pour réaliser un sondage mal fouttu, peu rigoureux, et avec un tas de variables sur « la domination ». A. retourne à sa sociologie de laboratoire.
(pour une explication, voir jour suivant)
Mardi 15 mars 2016
Parfois rien ne vaut une bonne liste.
Ce matin à ce séminaire de la LSE où à chaque séance de deux heures une paire d’étudiants de sociologie en première année de doctorat présentent aux autres leur sujet de thèse, il y avait :
-Victor : un grand gaillard costaud, jeans et grosses chaussures d’ouvrier, bonnet gris, issu d’une famille polonaise émigrée aux Etats-Unis, marxiste avec qui le courant passe bien. Il veut étudier les rapports à la politique dans un marché au Pérou.
-un chinois dont j’ignore le nom et qui semble complètement perdu. Les autres disent que c’est le fils d’un dignitaire du parti communiste chinois qui vient pour avoir un diplôme estampillé par une prestigieuse université anglosaxonne et rentrer au pays dans un haut poste de l’administration publique.
-une asiatique que je n’avais absolument jamais vue, pas même aux repas et apéros antérieurs.
-une prof d’un âge respectable avec un accent très british, et dont j’observais le plus attentivement possible faits et gestes pour voir comment elle mène un tel séminaire.
-la belle Anna, une allemande avec un très bon relationnel qui entreprend d’étudier la scène alternative à Berlin
-une caricature d’américaine : venue du Texas, blonde, massive, travaillant sur le financement des Républicains aux Etats-Unis. C’est elle qui par deux fois a ouvert le bal des questions suivant les deux présentations. Mais au fond elle est très sympathique.
-Dan et Tim, deux caricatures d’Anglais, assis côte à côte : petit pull tricoté par maman ou chemise, petites lunettes rouge ou en demi-lune, un accent qui les rend à peine compréhensibles pour poser des questions de méthodes et de techniques. Dan travaille sur les opinions politiques dans l’Union Européenne, Tim sur le marché immobilier uppé à Londres, les deux sous la direction du directeur anglais du département.
-une autre petite chinoise qui faisait une présentation qu’elle a inévitablement lue et qui était donc fatalement ennuyeuse, et formelle : « coordination », « network », « strategy », « leadership », « connectivity », « interaction », « policy effect » sont des mots souvent trop lourds à manier proprement.
-une femme qui travaille sur le mouvement homosexuel londonien et qui l’autre jour était venue avec sa petite copine au bureau.
-une indienne qui n’a pas ouvert la bouche
-le joyeux drille mexicain de la bande, Alejandro, avec qui nous parlons un peu de Podemos dont la nouvelle d’une démission est tombée ce matin.
-Birgan, la turque qui justement présentait son projet d’étude sur les liens entre mouvements sociaux et partis politiques dans son quartier d’Istanbul. Sans doute un très beau sujet, mais elle ne semble pas très motivée et elle est en conflit avec son professeur référent qui menace de ne pas valider son projet de recherche à la fin de l’année. Faute d’introduire le paysage politique turc que nous ne connaissons pas, elle nous perd assez rapidement.
-une palestinienne dont je sais par ailleurs qu’elle travaille sur la bande de Gaza.
Tout cela se passe dans une salle longue d’une bonne dizaine de mètres dans un grand building au bord d’une avenue passante du centre de Londres, avec des boiseries et un grand écran, la soufflerie est bruyante et me donne mal de tête. Chacun-e est avec son mug de café à emporter, les asiatiques avec leur thé légendaire. C’est toujours agréable de monter dans un vaisseau qui a sa propre inertie et qu’on n’a pas à porter d’aucune manière. Forcément ces doctorants sont tous dans l’abstrait car l’institution ne leur donne pas la liberté/confiance d’aller d’abord sur le terrain ou dans leurs bases de données statistiques. Par définition leurs questions sont donc très formelles. Eh, ce n’set pas facile de faire de la sociologie intéressante, aussi doté soit-on ! Il y aurait à dire sur le contraste abyssal entre notre situation et celle des gens que nous étudions, mais laissons cela pour un autre jour – V. m’a dit qu’il pensait souvent à cela, lui qui à la différence de ses camarades n’a pas de bourse de recherche et doit donc travailler pour financer sa thèse.
Mercredi 9 mars 2016
Des faits sociaux qui m’intriguent : la forte et très rapide baisse du nombre de femmes au foyer en Espagne, l’habituelle beauté des professeures de danse et le fait que parmi une majorité masculine quelques femmes prennent le rôle de leader des pas de danse alors que la situation symétrique n’arrive jamais, les dissenssions internes au parti espagnol Podemos qui sortent actuellement dans les médias – pourquoi maintenant et pas avant ou plus tard ?
Lundi 7 mars 2016
Temps incompressible de la recherche, du tatônnement.
Et proverbe espagnol intertemporel :
« Porque fueron, somos,
Porque somos, serán »
(littéralement : « Parce qu’ils furent nous sommes, et parce que nous sommes ils seront »)
Vendredi 4 mars 2016
Traversée de la City financière de London le matin vers 8h30 (« peak time ») : des grappes de cyclistes en combinaison qui roulent à toute blinde, des camions à gravas et des toupilles à béton autour desquels s’affairent des ouvriers en chasuble fluorescent qui arrêtent momentanément le traffic pour les faire rentrer dans le chantier, quelques grues et semi-remorques pour d’impossibles travaux de destruction de gratte-ciel pour en construire de plus hauts. Attention à ne pas accrocher un des piétons en costard. En raison du système de péage automatique il n’y a pratiquement plus de voitures privées, ce sont surtout des files de bus et de taxis. Ici il faut poser par deux fois le pied à terre pour traverser l’étroit passage laisser au milieu de la chaussée charcutée, là il faut attendre à un feu temporaire que les deux autres voies du croisement se soient bien arrêtées.