Jeudi 1er novembre 2012
Quand je suis parti de Tunis hier soir, le soleil descendait sur la ville, les oiseaux piaillaient très fort sur l’avenue Bourguiba, et comme chaque jour les muezzin allaient appeler à la prière.
A l’arrivée, un taxi-driver aimable comme une porte de prison, le nez qui coule, une vaisselle à faire au plus vite et un chauffage récalcitrant.
Que veut dire se sentir chez soi ? Ne plus être comme un chat errant qui s’endormirait sous une voiture avant de déguerpir quand elle démarre, coller quelques images au mur d’un local qu’on prénomme chambre, et surtout surtout avoir la possibilité de boire un maté dans le divan en regardant le ciel
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 998, §221
Samedi 3 novembre 2012
Enchaîné quelques rendez-vous avant de manger avec A. L., qui a promptement réparé ce sac de toile auquel bizzarement je tiens beaucoup et dont il est rare que je me sépare. C’est un peu comme un grand bec de pelican dans lequel on trouverait cuillère, piles, scotch, couteau, sucre, rustines, brosse à dent, enregistreur, phares à vélo, cartes, clés, boules quiès, post-it – comme ces sacs de femme fourre-tout où l’on ne sait jamais très bien si on va y trouver ce que l’on cherche. Bref, « c’est un sac fétiche de tour du monde », m’a dit A. L. en finissant de le recoudre sur la vieille machine à coudre qu’il a récupérée aux puces.
Ecouté en rentrant un entretien de Laure Adler avec Bartabas qui m’a beaucoup touché – elle très mauvaise, lui très profond.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 999, §222
Dimanche 4 novembre 2012
Et voilà venu ce dimanche, pluvieux pour l’occasion, où je mets un point temporaire à ces carnets – en quelque sorte une hibernation, pour une reprise tôt ou tard, ou avec l’aide du printemps ? On peut y voir un abandon, mais ce n’est pas abdiquer que de faire une pause pour rassembler ses forces et lever des armes sur d’autres terrains qui dans les mois à venir requièrent toute mon attention. Et puis, je voyais ces derniers temps les carnets progressivement gagnés par un académisme rampant, dans le ton ou dans la manière de réfléchir, qui m’insatisfait et corrompt leur vocation initiale – d’autant plus que dans cet usage contre-nature ils font de fort mauvais cahiers de recherches.
Qui sait ? peut-être certains profiteront de cette mise entre parenthèses pour s'y mettre à leur tour, ou bien pour relire des notes qui sortiraient alors de leur statut d'au-jour-le-jour
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 1000, §224
Dimanche 11 novembre 2012
Caramba, j’ai réussi à me laisser bloquer chez moi un 11 novembre sans papier toilette !
Hier matin, Langelot, M. C. et moi avons été écouté la cinéaste documentariste Claire Simon qui parlait de son travail : son attention non pas pour le scénario mais pour le « système narratif », sa volonté d’être dans ses films « pour être au présent, pour présentifier, pour témoigner au spectateur qu’il assiste à quelque chose qui a vraiment existé », et son intérêt pour les « moment-charnières » où « l’ordre est remis en question et où les paroles doivent être suivies d’acte » (cf. dans son film « Coûte que coûte » les fins de mois où les salariés doivent être payés). Et ça m’a fait plaisir quand elle pointé l’argent comme un « sujet essentiel » et indiqué qu’on ne peut pas bien filmer si on est dans une adhésion totale – sauf à faire de la publicité ou du cinéma militant.
Le soir, nous nous sommes retrouvés avec d’autres copains à la patinoire de Bercy, drôle de lieu avec la musique à fond, des jeunes qui patinent, et une petite machine à vapeur qui en 5 minutes refait briller la glace toute griffée. Mais surtout c’est un lieu qui a ce rare privilège de mettre tout le monde à égalité et de bousculer les hiérarchies habituelles, puisque l’intégrité physique, l’équilibre est perpétuellement remis en cause. On ne peut d’ailleurs pas dire que c’est un exercice où je suis des plus brillants, mais peut-être que je vais m’y mettre, le plaisir d’aller patiner un soir me …
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 1001, §225
Dimanche 18 novembre 2012
Papa m’a annoncé cette semaine la mort d’Anne Guinchard-Barbier au pays. Ca me touche, parce que ce n’était pas n’importe qui et qu’au collège elle a participé à planter cette petite graine qui continue de m’habiter et qui veut que l’histoire des hommes est passionnante mais difficile à comprendre. Sorte de hussard noir de la République, c’est elle qui a attiré nos attentions ignorantes sur la difficulté d’interpréter un document en histoire, sur la manière dont chaque époque dépend de près ou de loin des précédentes, et sur l’histoire internationale plutôt que franco-française – d’où l’effrayement des bons élèves « normés » qui reprochaient à ses cours de ne pas être assez limpides. Mais elle avait cette faculté de mettre toute la classe en mouvement sur tel ou tel problème historique ou social, et avec le recul dans un petit collège de canton ce n’était pas rien. Je pensais justement cet été à aller la voir pour lui soumettre mes travaux tunisiens et avoir son avis, mais je croyais ne pas être assez avancé – et maintenant il est à jamais trop tard.
Mercredi, passé une longue soirée avec G. G. avec qui nous avons parlé de la séparation amoureuse, du parisianisme (dans les retards, dans le copinage, dans les trous du téléphone arabe, et dans des héritages immobiliers et culturels avec lesquels en tant en tant que petits provinciaux nous ne pourrons jamais rivaliser), et des enjeux du cinéma documentaire.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 1002, §226
Dimanche 25 novembre 2012
Je ne sais si c’est la période qui s’y prête, mais j’en connais maintenant plusieurs qui sont sommés de prendre leur retraite, à qui la société indique qu’ils ne peuvent plus continuer à rendre avec passion les bons et loyaux services que depuis tant d’années ils avaient plaisir à dispenser à des élèves, à des fous, ou à des clients. C’est à la fois une perte de savoir et une bonne chose pour la communauté, il est bon de laisser un jour sa place aux jeunes, que les têtes changent de temps en temps, et qu’ils profitent d’un repos bien mérité. Oui, mais d’un point de vue individuel c’est aussi une expérience inéluctable et désagréable que d’être ainsi mis au placard avec, au bout du chemin, la mort. C’est un peu comme si d’un coup on les laissait là avec leurs réalisations, leurs œuvres, et toutes les choses qu’ils auraient aimé faire sans en avoir eu le temps ou l’énergie ou… Dur moment où se cogne à sa propre trajectoire, avec ses réussites et ses errances.
Je leur tiens la main, je n’oublie ni leurs combats ni ce qu’ils m’ont enseigné – tout en sachant que chaque époque a les siens et ses manières de les mener, reproduire à l'identique ce qu'ils ont fait et pensé n'aurait pas de sens. Mais un jour viendra où, moi-même, … la grande roue … d’où un certain empressement…
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 1003, §227