Samedi 1er septembre 2012
En revenant de vacances, on croit avoir de nouvelles idées, des pistes à explorer, qu'on n'aurait plus qu'à dépecer comme des baleines échouées sur la plage, mais... mais...
Et donc, des mots : ce « liquider » qui fait le grand-écart entre rendre un bilan liquide (version 2010) et liquider le patronat (version 1970), les « scrupuleusement » et « magnifique » qui me semblent vieillis, l’amusante expression “ça fait désordre”, et celles que j'aime moins (“C'est un choix” ; “en mode” ; “genre” ; “j'assume”), mais surtout les intrigants cousins “onirique” et “poétique”, “midinette” et “finaude” qui “minaude”, “biffer” et “saquer”, l' “inflation” entre ses versions économiciste ou artistique (“non, là vraiment c'est too much, cette inflation de gros plans m'a perdue en route”, dit-elle excédée – première phrase d'un roman ?), mythe et mitte – après ça peu glorieux je me couche
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’une jeune fou », p. 956, §175
Dimanche 2 septembre 2012
Il m’est revenu aujourd’hui que dans Greek Melody je pensais arriver à dire plus de cette réception athénienne où les képis n’étaient pas de mise, où les plats et les flûtes virevoltèrent, et qui nous a laissés ébahis.
Mais je ne suis pas parvenu à le faire, comme si j'étais insatisfait de ma description, comme si je me prenais les pieds dans une vision éthérée des puissants, comme si je n'arrivais pas à les cerner et à en rendre compte.
Or c'est, entre autres, sur cette même difficulté que nous avions butté lors du montage de certaines séquences des films tunisiens : comment rendre palpables/visibles des différences sociales ? Qu'est-ce qui fait un « milieu » ? Je suis toujours étonné comme on utilise à bon compte cette expression, dont tout le monde semble très bien savoir à quoi elle renvoie sans jamais pouvoir la définir clairement, comme un supra-monde qu'il serait interdit de pointer clairement. Si ce chantier pouvait avancer, ce serait déjà quelque chose
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 957, §176
Mardi 4 septembre 2012
Passage en librairie... tiens, en vitrine ceux qui prennent du galon, les habituelles têtes de gondole, et les petits nouveaux à qui on prête plus d'attention... passer dans cette épicerie chic aux devantures rouges, et acheter des confitures pour remercier de … gentille, celle-là ! … éclipser au petit coin où ... pile-top le moment où ... et voilà qu'ils passent l'aspirateur ! Notwerdoum ! Impossible de lire tranquille ... dans cette boutique il faut montrer qu'on est facile, aisé, « le chat de la voisine dans un bel édredon »... faut que ça brille mais pas trop, qu'à cela ne tienne ! … Sacré Pilou, (presque) toujours le même... il nous en fait... des belles et des plus jolies, affaires en cours ou déclassées, c'est selon … « oui, oui, Mademoiselle, voilà, un emballage cadeau modeste » … merci... failli me faire écraser par un camion qui tournait large... chez Gibert, des tas de bouquins dont on ne sait plus quoi faire, des neufs, des occases … comment trouver the livre dans ce maelstrom ? … m'adresse ou pas au maître de rayon... Nyssen qui nous conseille de recopier les auteurs qu'on aime, et en fait on peut aussi les parodier, faire un « à la mode de _ » ... vivaces pensées mal fagotées
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’une jeune fou », p. 957, §177
Jeudi 6 septembre 2012
Hier le bracelet de ma montre, cette lieuse de temps, m’a lâché. J’y ai repensé à l'occasion d’un réveil angoissé à 6h du matin, j’ai alors mis côte à côte cette montre pâtinée par le temps à la sueur de mon poignet, un vieil ongle incarné, et le bracelet cassé.
Pensé à ce passage de Modiano, il n'y a rien, ou si peu, et à la fois il y a beaucoup, il y comme une épaisseur qui … :
« En hiver, sur le trottoir de l’avenue, le long de la caserne Clignancourt, dans le flot des passants, se tenait, avec son appareil à trépied, le gros photographe au nez grumeleux et aux lunettes rondes qui proposait une « photo souvenir ». L’été, il se postait sur les planches de Deauville, devant le bar du soleil. Il y trouvait des clients. Mais là, porte de Clignancourt, les passants ne semblaient pas vouloir se faire photographier. Il portait un vieux pardessus et l’une de ses chaussures était trouée.
Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958. A chaque carrefour, des groupes de gardes mobiles, à cause des événements d’Algérie.
J’étais dans ce quartier l’hiver 1965. J’avais une amie qui habitait rue Championnet. Ornano 49-20.
Déjà, à l’époque, le flot des passants du dimanche, le long de la caserne, avait dû emporter le gros photographe, mais je ne suis jamais allé vérifier. A quoi avait-elle servi, cette caserne ? On m’avait dit qu’elle abritait des troupes coloniales. »
Patrick Modiano, Dora Bruder, Folio, 1999, p. 8
Il n’y a rien, et pourtant ça fourmille… Tiens, je relirais bien Modiano à la faveur de l’hiver
« Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?
(…) »
Baudelaire, Réversibilité
Demain le jour.
Lu le début de Les règles de l’art, plein d’arrogance, un Bourdieu toutes griffes dehors, et me suis rendormi aussi sec.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 958, §178
Vendredi 7 septembre 2012
Par une sorte de mécanique des fluides, à Paris c’est la rentrée et ça bourdonne tandis que dans l’Berry « ça se vide », me dit la patissière, « on ne voit plus grand monde ». Reflux et contre-flux, c’est à peine si l’écume de la grande ville arrive jusqu’ici. Impression plutôt d’un pays qui s’affaisse, entre les médecins qui ne veulent plus venir y habiter, les boulangeries qui ferment sans trouver de repreneur, les trains qui se raréfient, et les clubs de foot qui ouvrent des équipes vétéran.
J’ai eu l’ami Choc au téléphone, qui s’est fait opéré de la hanche la semaine dernière, et j’ai senti que ce n’était pas la grande forme, dans cet hôpital loin de chez lui, ça va mais « il faut le dire vite » ; les infirmières entrant dans sa chambre ont interrompu notre conversation.
Vu I. J. tout à l’heure lors de mon footing, il m’a pris un peu de haut à la manière de ces adultes qui me voient toujours comme un enfant – je ne sais si je dois m’en réjouir ou m’en offusquer, je l’ai senti au timbre péremptoire de sa voix et à sa volée de questions. Il est de ces personnes discrètes, qui parlent peu hormi pour questionner, qui sont d’une rare politesse, et qui cernent rapidement les failles des autres. Du genre malin, quoi.
Aujourd’hui mon père et moi avons regardé, hélas en plusieurs morceaux, « Le vent nous emportera » (1h55, 1999) d’Abbas Kiarostami.
Nous y avons vu un grand film, dans son exploration du rapport ville-campagne (la réserve des ruraux, l’importance des enfants comme liens de communication et de contacts), dans ses apparentes digressions qui en fait n’en sont pas (sur la trace de notre existence et l’empreinte que nous laissons sur terre), et surtout dans cette magie du montage où le même plan n’a pas la même signification selon qu’il se trouve à tel ou tel endroit, avec telle ou telle durée, ou après telle ou avant telle séquence – comme par exemple dans cette action répétée où un protagoniste doit grimper à toute allure sur une colline du village pour recevoir un appel téléphonique. Elle pourrait être ennuyeuse, répétitive, et en fait avec ce montage il n’en est rien et même elle revêt à chaque fois un sens différent (agacement, efficacité, précipitation…).
Le scénario est à double fond : une équipe de tournage arrive dans un village reculé filmer un enterrement … C’est l’histoire de la rencontre du réalisateur avec ce village où il est censé filmer mais où rien ne se passe. Mais le film est pleinement une fiction, car il triche sur un point : on a l’impression que cette arrivée se fait comme si de rien n’était, comme si le village y était indifférent, or d’expérience ce n’est pas ce qui se passe, les gens interpellent, veulent savoir etc etc.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 958, §179
Samedi 8 septembre 2012
Aujourd’hui j’ai commencé avec papa une rétrospective du réalisateur Théo Angelopoulos, en particulier de ses premiers films qu’il a réalisés sous la dictature des colonels, dans les années 1970 – période si décisive pour la Grèce contemporaine, où certaines ententes sont nées quand d’autres se sont évanouies. Période-clivage de rebattage des cartes, car obligeant chacun à choisir son camp, et sur laquelle ont été bâtis des consensus qui s’étiolent aujourd’hui à leur tour. Intéressant d’avoir le point de vue d’un réalisateur de la trempe de Théo Angélopoulos sur cette époque, et de faire ainsi un pas de côté par rapport à une approche chiffrée – rendue difficile par les failles du système statistique grec.
Nous avons donc regardé « Jours de 36 » (1h45, 1972) où il est question de l’assasinat d’un syndicaliste … sous l’autre grande dictature grecque du Xxème siècle, celle de Metaxas (1936) – décidément l’histoire fonctionne par ricochets !
Mais, surprise, le début était tellement lent et lourd qu’on s’est demandés si on regardait le bon film ! Que veut-il nous faire comprendre par une telle pesanteur ? Nous nous sommes accrochés, mais dans l’incompréhension nous avons arrêté au bout d’une heure. C’est alors seulement que nous avons regardé une présentation par le réalisateur : il y explique que le film renverrait à une « esthétique du non-dit » et à un langage codé, selon lui très bien décodé par les Athéniens de l’époque. Du coup, je paierais cher pour savoir ce qui au juste est en jeu dans ce film, dans le contexte de la dictature des colonels. Mais Angélopoulos ne cite aucun exemple, et pour nous le film reste inaccesible et l’incompréhension entière.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 959, §180
Dimanche 9 septembre 2012
Aujourd’hui, match de foot à Neuvy-Saint-Sépulchre, joué jusqu’à la 75ème puis sorti pour rerentrer à la 85ème, 2-2 score final.
Mais il faudrait en dire beaucoup beaucoup plus pour épuiser ce que ce sport collectif a d’éminemment politique, un peu comme une petite société dans la société. Je ne parle même pas de tout ce qui l’entoure mais de ce qui se passe sur le terrain et au sein d’une équipe à un modeste niveau amateur.
Il y a ceux qui sont bons techniquement, ceux qui sont bons physiquement, ceux qui jouent derrière, ceux qui jouent devant, ceux qui jouent pour s’amuser, ceux qui le prennent très au sérieux, celui-là qui crie, cette action qui n’aboutit pas, celle-ci qui par miracle conduit à un but, les dernières minutes souvent très longues, ceux qui marquent contre leur camp, ceux qui mettent des coups, ceux qui ne sont pas assez entraînés, ceux qui ont fait la fête la veille, ceux qui sont encore ivres, ceux que ces rencontres dominicales habitent, ceux qui se sentent peu concernés, ceux qui auraient préféré aller à la chasse, ceux qui insultent, etc. Et tout ce petit monde donne lieu à pas mal de camaraderie et autant d’énervement, mettant en oeuvre des enjeux de reconnaissance sociale ou individuelle, et des enchaînements complexes. Cela est peut-être inhérent à tout collectif, mais ces histoires de foot ont ceci de particulier qu’elles sont communes à chaque village et qu’elles sont presque exclusivement masculines (le football féminin ne compte pas pour beaucoup, et le foot est un univers très masculin). Quant à moi, miné/brisé par la tristesse de voir mon jeu laminé par plusieurs années de manque d’entraînement – mais on ne peut pas être sur tous les fronts avec la même intensité.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 960, §181
Mardi 11 septembre 2012
J’ai aujourd’hui été farfouiller à nouveau dans le livre Comment parler de la société d’Howard Becker (La découverte, 2009, 315p. / Telling about Society, 2007), et en particulier le chapitre VI « Condenser les détails » (p. 104-119). Je ne résiste pas, à citer longuement ces pages, au risque d’être fastidieux, tant elles me semblent mettre le doigt sur des difficultés communes pour quiconque « parle sur la société », des questions qu’on ne peut pas éviter, auxquelles on est sommés de répondre :
«
Chaque méthode pour présenter ce que l’on sait sur la société procède à une réduction de la quantité de données à quoi les usagers sont confrontés. (…) Tentez cette expérience par la pensée : vous ne résumez pas ce que vous avez trouvé sur le terrain d’observation, vous le rapportez entièrement, tout le contenu physique, biologique et social. Cette démarche n’est pas du tout utile si vous voulez présenter à d’autres ce que vous savez sur votre sujet d’études. C’est le personnage de Funes, dans la nouvelle de Borges Funes ou la mémoire, qui se souvenait de tout, n’oubliait rien et ne pouvait séparer l’important du reste. Tout savoir, c’est ne rien savoir. La connaissance est le résultat d’un élagage des détails inutiles, pour mettre au jour les structures de base, la partie qui nous intéresse. Tout n’est pas intéressant ou utile pour nous.
Comment les auteurs réduisent-ils leurs observations dans les différents médias et les genres qui parlent de la société ? Comment Marcel Proust est-il parvenu à condenser la masse de détails qu’il connaissait sur certains secteurs de la société française à la fin du XIXème siècle, pour en faire un récit avec une intrigue mêlant quelques personnages ? (…) Existe-t-il des techniques formalisables ?
(…)
Les représentations de la réalité sociale doivent donc toutes fabriquer du peu à partir de beaucoup d’éléments. Comment fait-on pour transformer une grande quantité de données sur un sujet en un corpus plus réduit, de façon à ce que ses destinataires puissent en disposer commodément ?
Les chercheurs en sciences sociales saluent les progrès technologiques qui nous permettent de faire des représentations « plus complètes ». De nos jours (ce texte a été rédigé en 2006 et qui sait ce qui deviendra possible par la suite), il est possible d’enregistrer sur bande toutes les voix dans une pièce, sans distorsion. On peut filmer en vidéo pendant quatre heures sans avoir à s’arrêter pour mettre une nouvelle cassette. Tous les textes connus de la littérature ancienne de Grèce et de Rome tiennent sur un seul CD-Rom. C’est formidable.
Mais à quoi bon ? Cela ne résout pas le problème, cela l’aggrave. Poussons le principe à son extrême. Imaginons que l’on peut finalement reproduire, dans toute sa complexité, en grandeur réelle, chaque aspect d’une situation sociale. Tout y est. (…) Si l’on faisait – si l’on pouvait faire – une reproduction exacte de ce que l’on veut comprendre, une reproduction dont rien n’aurait été enlevé par rapport à l’original, on se retrouverait, en définitive, avec la chose elle-même.
Certes, en condensant, on court le risque de perdre quelque chose dont on a vraiment besoin. Si l’on résume trop, on finit par ne plus avoir assez de matériel. Assez pour quoi ? Cela dépend de ce que veut accomplir le fabriquant de la représentation. Ce qui est trop pour moi n’est pas assez pour un autre. « Qu’est-ce qui est suffisant ? » Cette question doit toujours être comprise dans le contexte d’un groupe particulier qui veut une représentation pour un but spécifique, en raison d’une situation.
[Application aux cas des statistiques et des récits ethnographiques]
»
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 961, §182
Mercredi 12 septembre 2012
En réfléchissant au passage d’hier, je me suis dit qu’au fond écrire est une gageure, celle de transcrire par des mots des pans de vie… un peu comme des cartographes qui doivent plaquer en deux dimensions d’immenses montagnes, des lagunes aux profondeurs insondables, et des territoires aux odeurs barriolées. Enormément passe à la trappe, et pourtant on lit des cartes et des romans comme si de rien n’était. On s’en sert aussi pour se protéger des escarpements du relief.
Jusqu’à quel point l’écriture peut-elle ex-primer ? D’où la conscience bien nette, bien claire et permanente, que c’est insuffisant. C’est peut-être cette gageure, cette impossibilité, qui rend la démarche à la fois intrigante et abrupte – raison pour laquelle, ployant sous le poids, je l’ai tout à l’heure abandonnée et suis parti courir.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 962, §183
Jeudi 13 septembre 2012
Aujoud’hui, bu un café avec Pilou-à-l’esprit-malicieux.
Il était tout songeur car lui sont revenus à l’esprit les débats/heurts/conflits sur lesquels a buté une ancienne relation amoureuse : il y a ceux sur lesquels on persiste et signe, ceux sur lesquels on se remet en doutes, et ceux qui paraissaient importants mais qui en fait ne le sont pas vraiment – sans compter d’autres divergences dont on se rendra compte beaucoup plus tard. Il y a des divergences qu’une séparation avive et d’autres qu’une séparation absout.
Je lui ai glissé que le plus dommage était peut-être que les effluves d’une histoire se dépliant/déployant ainsi après-coup soient si négatives, si pleines de ces conflits qui paradoxalement relient/rattachent autant qu’ils déchirent. A quoi il a répondu en énumérant des terrains d’entente et de part et d’autre des actes qui ne trompent pas.
«
(…)
(2)
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?
(…)
(5)
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières!
»
Baudelaire, Réversibilité
Dans un autre registre, la Banque Centrale Européenne (BCE) a annoncé qu’elle rachèterait de manière « illimitée » les dettes publiques des pays trop endettés de la zone euro – sous certaines conditions. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi difficile de prendre la mesure de cette annonce qui était attendue depuis des mois, difficile de saisir pourquoi ils ont tant tergiversé et surtout de déterminer qui en sont les perdants et les gagnants.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 963, §184
Samedi 15 septembre 2012
Aujourd’hui, petite réunion préparatoire où nous avons su tenir à distance les difficultés de faire collectif. Pilou aux-idées-malignes en a profité pour nous seriner quelques slogan-clés de l’action collective : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », « non aux il-y-a-qu’à et aux faut-que », « les absents ont toujours tort ».
Mais moi, je me souviens du sentiment aigre-doux qui m’avait pris il y a un mois au pot de départ de S. B. qui file aux US et avec qui j’avais fait bonne équipe.
En rentrant, j’ai été pris avec mon vélo dans la techno-parade sur le pont d’Austerlitz, face à laquelle au moins deux options sont possibles : soit on considère que c’est la lie/déchéance du genre humain, soit on y voit un rassemblement de jeunes qui prennent un malin plaisir à renverser les codes de la bonne tenue (vestimentaire, musicale, comportementale), auquel cas c’est amusant. J’ai opté pour la seconde voie, et tout c’est bien passé.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 964, §185
Dimanche 16 septembre 2012
La mémoire.
Tout n’est pas im/memory – drôle de mot titre d’un court-métrage de Chris Marker (1984) où les temporalités font du yoyo.
Des notes qu’on arrime et puis qu’on perd quand même, des papiers précieux dans une maison qui s’enflamme, un disque dur de stockage qu’on voulait fiable comme un silot à blé et qui subitement s’écroule, voilà autant de fléaux qui peuvent s’abattre sur ces adjonctions par lesquelles chacun de nous espère prolonger/préserver sa mémoire vive. Inversement, c’est peut-être une stelle de mémoire que nous avons posé ce matin en aidant M. G. à déménager, c’est-à-dire à quitter cet appartement de la rue K*** où tant de fois il m’a hébergé ; j’en ouvrirais presque une nouvelle Billy dans mon anti-chambre mémorielle.
Il n’empêche : si lors de cette soirée d’échaffourées dans une école en 2011 nous nous étions remémoré que c’est la révolte étudiante contraignant la prise d’assaut de l’école polytechnique d’Athènes en décembre 1973 qui a fait symboliquement vaciller la dictature des colonels, nous aurions été plus forts ; si tous pouvaient avoir des aieux qui rapelleraient aux plus jeunes que des générations entières se sont battues pour des acquis sociaux en tout genre, alors nous serions plus forts ; si les patrons ne faisaient pas tout pour briser les mémoires de luttes ouvrières, alors la classe ouvrière se mobiliserait plus facilement ; et si Mohamed Bouazizi qui s’est immolé en Tunisie fin 2010 savait que quarante ans plus tôt (janvier 1969) en Tchéquoslovaquie l’étudiant Jan Palach avait fait de même pour s’opposer à l’union soviétique*, alors se serait-il senti confirmé dans son geste ?
Mémoires en chaîne. Force et dérision du passé engrangé.
* et si le passeur de mémoire Chris Marker n’avait pas fait une séquence entière dans son film « Le fond de l’air est rouge » (1977, 4*45’) pour insister sur cet épisode, alors qu’en serait-il ?
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 965, §186
Lundi 17 septembre 2012
Aujourd’hui j’ai mis les “si” au placard … et à la manière d’un TGV dans la campagne la journée est passée tellement vite que je n’ai pas eu le temps d’écrire.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 965, §187
Mardi 25 septembre 2012
Les jours ont filé, une semaine maintenant, sans que je trouve l’inspiration, le temps, ou l’envie d’écrire. Peut-être juste : cette idée que l’écriture brasse des temps, celui de l’action, celui de la rédaction, celui de la lecture, celui de la maturation, celui de la réécriture, encor et encor’, celui d’une éventuelle ouverture à des lecteurs, celui de l’arrêt, celui d’une nouvelle reprise, celui du futur antérieur, celui du passé reconstruit et du présent effacé, celui de ma bouilloire qui bout. C’est reparti pour un tour – follamour.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 972, §193
Jeudi 27 septembre 2012
« Je m’appelle Corto, et ma mère est maltaise ». Ainsi aurais-je pu commencer ces carnets. Une bonne première phrase de roman, non ?
Mais c’eut été sans compter avec la lecture de Corto Maltesse et ses multiples aventures par-delà le monde. Comme pour beaucoup de ses lecteurs, il est le marin héroïque que je n’ai pas été. Heureusement, sur ma main, sa ligne de chance épaisse et fougueuse, j’en ai la conviction.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 973, §194
Vendredi 28 septembre 2012
Aujourd’hui bu un café avec F. P. qui m’a fait part de ses tergiversations au moment d’entreprendre une thèse de doctorat, m’a rappelé qu’au fond même en donnant des cours les doctorants sont plafonnés à une traite de 1 600 euros net mensuels, et m’a exposé les injonctions contradictoires qu’on lui renvoie (faire dans l’international versus avoir des appuis locaux, se diversifier et multiplier les expériences versus se spécialiser, être politiquement engagé versus la boucler…). Difficile étant donné tous ces facteurs de trouver à chaque fois le juste dosage.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 973, §195
Samedi 29 septembre 2012
Ce soir nous avons regardé Langelot et moi “Les chasseurs” (1977, 2h48) de Théo Angelopoulos, encore un de ses premiers films en échos à cette fameuse dictature des colonels que la Grèce a connue de 1967 à 1974. Et, encore une fois, impossible de décoder un film qu’on sent truffé de références historiques héllènes mais sans parvenir à les comprendre. Nous avons arrêté, un peu dépités, au bout d’une heure et demie.
Extrait de « Fragments du monde – tribulations d’un jeune fou », p. 973, §196