Jeudi 1er mars 2012
Trêve de plaisanterie, aujourd’hui nous continuons cette délicate entreprise qui consiste à décoffrer, à « faire émerger », un film à partir des images que nous avons tournées – opération qu’on appelle courramment le montage. Pour notre malheur, nous en avons trop tourné, accumulant des heures et des heures de « rushes ». Il paraît que c’est un défaut commun à beaucoup de débutants.
Mais D. G. m’a d’emblée mis face au problème, comme si cela lui semblait évident : il s’agira moins de raconter une histoire pour elle-même que de parvenir à trouver les « enjeux cinématographiques » qui traversent ce que nous avons filmé – manière de rappeler que chaque film a un contenu mais aussi une forme. « Narration, perception, émotion », selon le triptyque qu’Anne Baudry enseigne à ses élèves, tout en questionnant les éventuelles contradictions ou la concurrence qui peuvent naître entre ces trois dimensions.
Conséquence directe : nous aimerions voir les « personnes » que, plusieurs mois durant, nous avons filmées et cotoyées, revêtir l’habit de « personnages ». Hélas, si nous avons l’impression de connaître un peu les premiers avec qui nous avons noué d’amicales relations, les seconds et leurs attributs respectifs ne nous apparaissent pas encore clairement. Et, infâme traîtrise, nous constatons avec effroi que cerner des « personnages » est parfois d’autant plus difficile qu’on connaît bien les « personnes » - en quoi A. D., qui n’a jamais rencontré ces dernières autrement qu’en images, est d’un grand secours.
Comment passer « fidèlement » de l’un à l’autre ? Comment concilier les infractuosités de leur personne et la rigueur imposée par le moule d’une forme artistique ? Redoutable question que tous ceux qui empruntent le réel comme matériau artistique ont probablement du se poser avant nous. (à suivre)
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 757, § 41
Vendredi 2 mars 2012
J’ai repensé à ce que j’ai noté hier dans ces carnets à propos de la transfiguration, de la transmutation, du réel à l’objet d’art. A mon sens, c’est vraiment une question épineuse à bien des égards.
Aventurons-nous dans un parallèle entre cinéma documentaire et sociologie. D’une certaine manière les deux partageraient un objectif voisin, même si le premier utilise le format film et la seconde l’écriture : l’idée serait moins de chercher à « décrire le réel pour décrire le réel » que de soulever des questions inhérentes à ce qu’est la matière cinématographique ou, dans le cas de la sociologie, à la manière dont s’opèrent les mécanismes sociaux et les façons de les concevoir. Les deux démarches ont ceci en commun qu’elles intègrent une réflexion qui ne se cantonne pas à la réalité qu’on filme ou observe : il s’agit de questionner la façon de voir ce réel, et de soulever des questions qui le dépassent en pouvant s’appliquer à d’autres individus que les filmés ou les « enquêtés » du sociologue.
Voilà le pas de géant auquel nous nous heurtons de plein fouet ces jours-ci, mes camarades et moi.
Je ne suis pas sûr non plus d’être pleinement d’accord avec ces objectifs, mais ça j’en parlerai demain. (à suivre)
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 758, § 42
Samedi 3 mars 2012
Nous poursuivons nos efforts sans résultats probants pour l’instant, même si Da. Q. nous a rejoint avec tout son dynamisme. Pour fêter son arrivée et un soleil annonciateur du printemps, nous sommes allés manger chez un traiteur calabrais, aux délicieux desserts et aux étagères chargées de différentes sortes de pâtes.
Ce qui me gêne beaucoup dans la démarche que j’ai décrite hier tient à la difficulté d’énoncer le réel tout en questionnant notre rapport à lui et les codes mêmes de l’approche documentaire ou sociologique. Certes, le saut d’un réel particulier à un questionnement qui le dépasse n’est pas si facile, mais surtout quand bien même on y arriverait j’ai toujours peur d’oublier ou de ne pas rendre suffisamment compte du réel « empirique » - tellement ses voies de traverse, ses petits sentiers tortueux, et ses impasses contradictoires, me contaminent l’esprit.
Peut-être que tout cela dépasse finalement les exemples du documentaire ou de la sociologie, car je prends conscience en écrivant de toute la difficulté pour énoncer ce problème clairement – sans recourir à d’inabouties et pénibles périphrases, qui restent imprécises malgré tout. L’écriture et le langage n’en sortent pas indemnes, légère fluidité quand tu nous fuis !
D. G. attire mon attention sur les limites du parallèle entre sociologie et cinéma documentaire, du moins si l’on se réfère à leurs conceptions fondatrices : la première vise à l’objectivation du monde social, c’est-à-dire à rendre visible ou à énoncer des choses qui apparaissaient auparavant comme cachées, tandis que le second évolue dans un espace propre au cinéma. Plus prosaïquement, la sociologie a une prétention scientifique que n’a pas ce dernier – objectif assez discutable par ailleurs (à suivre). Au contraire, chaque film a son système, son rythme, son matériau propre, et n’a pas pour objet l’ « énonciation d’une vérité du Monde social » - en l’écrivant on se rend compte d’à quel point cette revendication sociologique est dérangeante, non ? En contre-partie, les sciences sociales ont la volonté de comprendre le monde pour le changer, tendance peut-être moins explicite dans le documentaire.
Je ne sais pas trop comment me situer, mais cette rectification me semble assez juste – même si, maniant des blocs aussi énormes que « LA sociologie » ou « LE documentaire » comme s’ils étaient chacun parfaitement unifiés, je ne pouvais pas espérer aller beaucoup plus loin que ces abstraites réflexions.
C’est bien ce que nous rappelle au jour le jour la conception infiniment plus concrète d’un film donné ou d’une enquête sociologique en particulier.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 758-759, § 43
Dimanche 4 mars 2012
Ca y est ! Nous avons un premier « ours », c’est-à-dire une structure de séquences, pour notre film ! Pour l’instant elle n’est faite que de post-it collés sur une table. Chaque format délivre certaines informations et en occulte d’autres, en l’occurrence cet assemblage ordonné de petits papiers ne dit rien sur le rythme, la texture, et la résonance des images. Avec notre « ours » c’est l’ordre des séquences qui est à la fête. Il nous reste donc maintenant à l’éprouver concrètement. Je me demande d’ailleurs dans quelle mesure ces questions de ce que dit ou ne dit pas un format sont des lieux de manipulations qui, habilement et sciemment utilisés, peuvent servir l’exercice d’un Pouvoir. Voilà peut-être ce qu’il importe d’apprendre et de maîtriser, et si possible pour plusieurs formats.
Et d’apprentissage il en fut question ces derniers jours, car j’ai vu comment D. G. procédait, d’abord en posant comme premiers jalons quelques séquences, puis en y ajoutant petit à petit les autres – un peu comme on rajoute progressivement de l’huile d’olive à la vinaigrette. Ne donne pas de poissons à l’enfant, mais apprends-lui à pêcher ; ne donne pas ta propre bouillie intellectuelle aux élèves, mais apprends-leur à penser et à créer par eux-mêmes. Après tant d’années d’études, j’ai parfois l’impression de ne pas avoir tellement appris à créer.
Je lis avant de m’endormir d’un sommeil lourd cet étrange passage (Maurice Coyaud, Fourmis sans ombres, ed. Phébus, section « humeur flaneuse », p. 55) :
« Ne pas chercher à remplir ce qui doit rester accueillant au vide. Ne pas chercher à émonder ce qui ne demande qu’à éclore librement. Simplement, rester attentif au jeu imperceptible des morts du quotidien, qui ont plus d’un tour dans leur sac. Ils nous disent au plus juste de quoi sont faits les instants dont nous sommes faits : menues choses sur lesquelles le regard distrait passe sans s’arrêter, et qui sont pourtant la trame indiscutable de la vie, la substance de toute mémoire. »
De notre côté, il n’est pas sûr encor que nous soyons parvenu à résoudre cet étrange paradoxe artistique du plein qui émerge du vide. « Aller au plus simple » ? (à suivre)
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 760, § 44
Lundi 5 mars 2012
Dimanche la gare de Lyon était toute pleine, les uns avec les skis, les autres cherchant leur quai, malgré tout de grands courants d’air.
J’égrène au fur-et-à-mesure les arrêts du train : La Tour du pin, Pont-de Beauvoisin, Chambéry-Challes-les-eaux, Montmélian, St-Pierre-d’Albigny, Albertville, Notre-dame-de-Briançon-Moûtiers-Salins-Brides, Aime-la-Plagne, Landry, Bourg-Saint-Maurice.
Je repense au film documentaire de Manon Coubia « Sonate blanche » (Atelier Jeune Cinéaste ! Production, 2006, 27 min), centré sur une mal-entendante qui passe une audition de piano. D’où ces plans beaux et classiques de doigts sur les touches et d’elle qui joue, et le retour de cette question du passage de la personne au personnage qui nous a terrassé/torturé la semaine dernière. En l’occurrence je me suis imaginé la personne au-delà du personnage, et j’ai même eu envie de la rencontrer. J’ai vu (ou projetté ?) un film habité par une volonté de « se tenir », chamboulée par le grain de l’image, par les tremblements de la caméra, et par la persévérance/pugnacité dans le suivi du personnage, mais ça m’a plu.
Trajet ferré qui est aussi l’occasion de faire retour sur ces petits carnets, et que se rappellent à moi certaines difficultés de l’écriture telles que la difficulté de séquencer, de couper, et de cohérence garder – à croire que les questions d’un montage ou de l’écriture d’un texte ont des liens de parenté.
Moment aussi de retour sur la distanciation qui doit absolument se maintenir entre ces récits et ma vie, sans quoi un regard fluet et modeste bascule rapidement dans le moi-moi inintéressant. L’autre jour, entrant dans la cours du musée du temps de Besançon, je me surprends à la trouver « magnifique », et employant cet adjectif qui pue et se complaît je m’interroge sur ce que serait un regard « juste » sur le monde, entre y vivre et le critiquer, entre à-plomb et intransigeance.
Artavazd Péléchian bat deux coups de cymballe et une dernière envolée d’oiseaux, et voilà Bourg-Saint-Maurice où je rejoins les Choc’ pour cinq jours de ski.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 761, § 45
Mardi 6 mars 2012
« Pfff ils s’arrêtent même pas chez nous, ils filent directement à la discothèque, et en plus les ¾ sont rembarrés… Bon, c’est vrai, on peut pas dire, c’est cher quoi en boîte… Alors ils se pointent à pied, comme la boîte est un peu à l’écart mais pas trop éloignée du centre-ville c’est pratique, mais bon, ils se pintent sur le chemin et quand ils arrivent ils peuvent plus, ils sont callés… alors comme ils sont bourrés, ils les recalent, ils font le tri, quoi… aller toi t’es bon, toi t’es naze, toi t’es clean, au final sur huit copains il y en a plus que deux qui sont valides et qui peuvent rentrer dans l’bazard, alors bon ils vont pas laisser les copains, entrer à deux, donc … ben ils sont bons pour rentrer, quoi ! La soirée elle est gagnée. »
L’autre soir nous avons bien ri et peut-être repensé à nos jeunes années en imaginant l’amusante ritournelle de cette discothèque, décrite par ce cafetier chez qui nous marquions la fin de notre journée de travail. Pour être bon commerçant, il faut être fin observateur ?
Nous sommes passés à la salle de concert de la ville où jouait un groupe de musique irlandais, « Blackwater », que D. G. et Da. Q. n’ont pas trouvé terrible mais dont la musique endiablée a suffi pour me sortir de notre journée laborieuse. Pourtant, en voyant le plaisir manifeste des musiciens sur la scène, je me suis dit que ce concert était peut-être, au fond, l’aboutissement d’efforts et de sacrifices longs et intenses – comme si chaque minute de représentation était la condensation d’années passées sur l’établi, comme si j’apercevais tous les efforts qu’ont nécessité ces quelques heures sur la scène. Je me suis dit qu’eux aussi avaient du bander leur arc très fort, et ça m’a rassurré sur les difficultés dans la création pour « tenir le coup ».
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 762, § 46
Mercredi 7 mars 2012
Hubert Nyssen écrit dans ses carnets le 25 janvier 2007 :
« Entre ceux qui, dans la nostalgie de l’art pour l’art, disent n’assigner à la littérature d’autre ambition que sa propre forme, et ceux qui ont prétendu, et parfois prétendent encore, que seul l’engagement la justifie, il y a ceux qui trouvent dans les livres qu’ils écrivent et dans ceux qu’ils lisent, une manière de mieux nommer la vie, de s’en montrer moins appréhensifs et d’en avoir jouissance, i.e. jouir du sens, merci Lacan. »
En quoi il condense avec brio un malaise apparenté à celui que je soulevais ici samedi dernier, même si une fois n’est pas coutume il n’en propose pas de résolution éclatante. Moi non plus je n’ai pas compris l’allusion à Lacan.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 763, § 47
Jeudi 8 mars 2012
Amusante coincidence avec le jouir lacanien d’hier, aujourd’hui au bas d’une piste de ski descendue à toute allure j’écris ces mots dans mon callepin: « osmose, jouissance, plénitude, « prendre son pied », par-delà les désordres du monde, les projets avec ou sans inspiration, les batailles, et les problèmes qui nous cassent ».
Tumulte du matin pour emmener à l’heure les enfants à leurs cours de ski, bip-bip et girophares des dameuses nocturnes, bourgeois qui discutent des journées entières de la météo, de la qualité ++ ou medium de leurs skis, ou encor de l’état des pistes. Ceux-là, toujours à se demander si « c’est sûr » ou « c’est pas sûr » qu’ils parviendront à rejoindre tel ou tel ami au rendez-vous fixé et à rentrer au village dans les temps, c’est-à-dire avant la fermeture des remontées mécaniques. Ils me font penser à ces gens « qui pensent être dans un viseur de fusil alors qu’ils ne sont la cible que de lunettes d’opéra » (citation apocryphe de B. Brecht). Mais, par crainte de l’écoeurement, je m’était juré avant de venir de ne pas prêter attention à tout cela, car sinon autant ne pas y aller – la question de comment critiquer une société tout en l’habitant revient par la fenêtre quand on la chasse par la porte.
Enfin, je n’ai quand même pas pu m’empêcher de prendre une innocente photo de cette pompe à fric industrielle que sont devenus les sports d’hiver (photo ci-jointe)…
D’où l’impression de ne pas perdre mon temps lorsque je reste un peu traîner le matin avec la famille Choc’ (père, fils, mère, et tante). Et je suis toujours aussi frappé par la finesse de leur lecture du monde social et leur compréhension de ses mécanismes. Non pas que je sois toujours d’accord avec eux, mais je ne compte plus les raisonnements et les idées qu’ils m’ont inspiré – aucun n’a fait d’études, mais ils sont bien plus passionnants que beaucoup de professeurs d’université, bien que leurs dires soient peut-être moins étayées et contrôlées, plus issues de l’expérience et de l’observation.
J’essaye de comprendre dans quelle mesure la manière de voir le monde du père Choc’, né en 1934, s’inscrit dans une trajectoire personnelle et dans l’histoire de la France de la seconde moitié du vingtième siècle : la Libération, les années d’expansion économique et de plein emploi des « Trente Glorieuses » (1945-1975), la guerre d’Algérie, l’arrivée du chômage depuis les années 1970.
Choc’ était artisan-chauffagiste de métier, mais il s’intéresse de près au machinisme agricole et collectionne tracteurs et attelages aujourd’hui un peu désuets mais qui furent les fers de lance de la mécanisation agricole d’après-guerre : « je n’ai rien contre George Sand, des intellectuels il en faut, j’ai du respect, mais enfin c’est pas elle qui a nourri les gens. Pourquoi qu’on n’entend jamais parler des ingénieurs et des techniciens qui ont donné à manger aux gens ? », me dit-il un jour en me montrant l’ingéniosité d’une faucheuse d’un temps révolu (une petite barrette ramène habilement l’herbe dans la lame de coupe).
Il a rassemblé ses plus belles pièces dans un musée (musée du machinisme agricole, Prissac, 36), mais il lui en reste encore trois hangars remplis à craquer ! (à suivre) Décidément une idée féconde que celle qui veut que le changement technique ait partie liée avec des mutations sociales (K. Marx) – bien qu’en écrivant cela on n’ait encore rien dit de la relation qui relie le premier aux secondes.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 764-765, § 48
Vendredi 9 mars 2012
Hier soir grande tablée où les conversations vont bon train. En premier lieu au sujet de ce couple de voisins qui se tapent bruyamment dessus, vivottent d’allocations et d’emprunts, et négligent leur enfant de quelques mois. D’où étonnement, indignation, et débats sur la manière de gérer de tels « cas sociaux » : la police ne peut rien faire tant qu’une plainte n’est pas déposée, les autres voisins se montrent discrets, et les services sociaux sont aux abonnés absents. Voilà qui alimente les forces réactionnaires déplorant l’inefficacité présumée des services publics, avocats, policiers, travailleurs sociaux, et psychologues compris. De là peut-être l’impression de certaines tranches de la société, et en premier lieu du petit entrepreneuriat, que leurs impôts sont gaspillés/dilapidés dans d’illégitimes allocations en tout genre, discours qui conduit assez logiquement à voter bien à droite. Je subodore ici un terreau fertile pour une belle enquête sociologique.
Hélas, à ma connaissance, peu de travaux de sciences sociales prennent à bras-le-corps ce type de questionnement, comme s’ils avaient abandonné ce terrain trop contemporain et trop proche de « sujets de société », trop peu exotique.
En ce genre d’occasion, garder à l’esprit que chaque manière d’appréhender le monde social a par définition ses atouts, ses vérités, et surtout ses limites. Il y aurait de plus en plus de « casos’ », mais comment parler d’augmentation sans chiffres ? Les immigrés seraient fainéants et pilleurs, mais comment en parler sans savoir comment ils vivent ? Les ruraux seraient des bouseux, mais comment le penser quand on n’a soi-même jamais mis les pieds à la campagne ?
Nous parvenons finalement à nous accorder pour dire qu’il est difficile de distinguer les comportements normaux de ceux dits « pathologiques », qu’il s’agit au fond de problèmes dont l’argent et la rentabilité ne sont jamais très loin, et que le lieu d’où l’on parle détermine ce que l’on dit et la place qu’on accorde à tel discours plutôt qu’à tel autre.
Mais les boulettes de M. sont délicieuses, et nous glissons vers ces histoires du camion de lisier qui croise les enfants en balade qui rentrent tout crottés parce que le chauffeur a inopinément allumé la pompe à merde, ou de cet ouvrier agité qui, après trois jours d’ouvrage, a malencontreusement défoncé la pilastre patiemment érigée avec le bulldozer ayant servi à la construire – et je ris en imaginant la tête de mon ami artisan se désolant d’une telle bêtise : « ah non mais non, non, non… bon ben… »
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 766-767, § 49
Samedi 10 mars 2012
Les vacances sont pour beaucoup de familles – du moins celles suffisamment dotées pour partir en vacances - des moment-clés de socialisation et de sortie du quotidien. S’y nouent des souvenirs, des complicités, et des découvertes. Ce sont aussi des moments d’éducation des enfants pour les faire vivre en communauté, pour les encadrer tout en les laissant libre, et pour les emmener à l’heure à des activités qui laissent aux parents le temps de se retrouver. Mais j’ai toujours un petit pincement au cœur en voyant ceux qui, « pour sa réussite », poussent à tout crin leur enfant qui « ne veut pas y aller », comme s’ils étaient plus motivés par sa réussite que l’enfant lui-même. Vues les tensions et la concurrence exacerbée qui traversent actuellement nos sociétés, c’est compréhensible, et en même temps je me demande si ce n’est pas susceptible d’aboutir à des catastrophes : des enfants puis des adultes brisés par la volonté de leurs parents, qui se retrouvent à faire du ski, du piano, du foot, ou des études sans en avoir jamais manifesté l’envie. Alors il y a ceux qui se révoltent et ceux qui se tassent, et de là foule de discordes familiales. Qu’il est dur à trouver, ce juste milieu entre pousser son enfant et le laisser ne rien faire ! Comment lui inculquer le vouloir ? Vaste question à laquelle je serais bien incapable de répondre pour l’instant, heureusement l’amour triomphe (presque) toujours.
Mais ce matin quand je m’éveille pour de bon vers 8 heures, nous sommes déjà à Lyon avec P. au volant, et les infos de Radio France sont là pour me rappeler différentes situations de domination à travers le Monde actuel, du syrien Bachar-Al-Assad aux moines du Tibet en passant par la réélection suspecte de Putin en Russie. Puis, la campagne présidentielle suivie de Finkielkraut à propos du conflit israélo-palestinien sont arrivés, et là ça s’est dégradé.
Un an maintenant que la Syrie est traversée par la guerre civile et cela en fait un des derniers pays arabes où la révolte du printemps 2011 n’ait pas été matée ou satisfaite par la chute du dictateur. Descentes dans la rue, familles déchirées, répression policière, « comment tenir ? » sont sans doute le quotidien de la population, de part et d’autre ; ça doit faire rage, là-bas.
Ce qui me gêne dans les présentations les plus succinctes de ces événements, qui ont en commun une dimension autoritaire et parfois violente, est l’idée implicite que tout serait la faute d’un homme et de ses sbires, sans voir que c’est toute une société, un système, qui est en jeu – bien au-delà de quelques individus et de leur éventuelle cupidité ou méchanceté : réfléchir en ces termes conduit à masquer les soutiens du pouvoir, les enjeux d’affrontement et d’alliance, bref tout ce qui construit un rapport de force. Et peut-être que le dictateur en puissance c’est vous ou moi, je me demande si la question ne serait pas plutôt de comprendre la manière dont certains permettent/cautionnent/acceptent/avalisent ces manipulations, ces rapports de pouvoir, et donc les répressions qui en découlent. « Pour le coup », des travaux de sciences sociales comme ceux de Béatrice Hibou (notamment « Anatomie politique de la domination, 2011, éditions La découverte, 300 p.) montrent audacieusement et avec finesse comment la domination renvoie à des mécanismes qui conduisent les dominés à accepter, à obéir, et à « donner dans leur domination ». Crévindju en écrivant cela je butte sur cette complexité de la domination qui rend si difficile d’allier théorie et éléments empiriques – impression que les mots collent les uns aux autres et se meuvent avec lourdeur. (à suivre)
En milieu de journée et malgré tout, le plaisir de retrouver mon courrier, mon bureau, la chambrée qui les héberge, et de savoir instantanément où sont cuillères et casserole adaptées à la cuisson d’un petit potage…
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 768-769, § 50
Dimanche 11 mars 2012
Aujourd’hui d’agacement j’ai cherché à comprendre comment s’accordent les tournures pronominales et, signe des temps, j’ai dû aller sur internet car mon Grévisse ne contenait pas la réponse.
Il existe quatre types de verbes pronominaux :
-sens sans fonction logique (dont les verbes essentiellement pronominaux tels que « s’enfuir ») : « Mon amie s’est aperçue de sa bévue. »
-sens passif : « La Belle Dame d’Argenton s’aperçoit depuis la Creuse. »
-sens réfléchi : « Elle s’est aperçue dans le miroir mirobolant. »
-sens réciproque : « Ils se sont aperçus et, d’un signe de la main, tout était dit. »
Les deux premiers cas sont relativement simples : on accorde avec le sujet comme si de rien n’était.
Par contre, pour les deux autres, c’est un peu comme avec le verbe avoir : on accorde le participe passé avec le Complément d’Objet Direct (COD) s’il est situé avant le verbe ET si celui-ci n’est pas suivi d’un Complément d’Objet Indirect (COI). Dans le cas contraire, il n’y a pas d’accord. Règle qui peut donner des formes un peu étranges du type :
« Elles se sont habillées » (tournure réflexive simple => accord)
« Elles se sont acheté des vêtements. » (tournure réflexive suivie d’un COD => pas d’accord)
«Voici les belles fringues qu’il s’est achetées » (tournure réflexive suivant un COD => accord)
D’où une ambiguité selon qu’un verbe est utilisée dans un sens soit de réflexion soit de réciprocité, et qui justement frappe l’exemple à la source de toute cette recherche :
« Elle s’est aimée » (sens réfléchi donc COD anticipé => accord)
« Ils se sont aimés » (sens réciproque sans COD => accord – il y a discussion)
Bref, c’est donc assez compliqué, et encor ce n’est pas tout, il reste des exceptions et les cas des verbes pronominaux suivis d’un infinitif – pour lesquels je propose qu’on voie à l’usage…
De là le final point, l’unique qui compte pour de vrai :
« Nous nous sommes aimés. »
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 770, § 51
Lundi 12 mars 2012
Aujourd’hui journée de transition, qui m’a mis dans une de ces humeurs massacrantes dont j’ai le secret et dont je dois me méfier. Et j’aurais du mal à démêler les causes exactes de cette attitude colérique et enfantine, peut-être liée aux tumultes de la vie d’Hugo Pratt qui me saoulent légèrement (« Le désir d’être inutile. Entretiens avec Dominique Petitfaux », Robert Laffont, 1991, 280 p.), à l’abnégation maladive que je trouve dans les « Carnets de notes 1980-1990 » de Pierre Bergounioux (Verdier, 2006, 950p.), à la préciosité passagère de ceux d’Hubert Nyssen (www.hubertnyssen.com), à ces romans qu’on voudrait apaisants mais qui, bruissant de mots, me tombent des mains, ou à … Les vaches, elles, font comme des barissements au loin dans la vallée tranquille – maigre exutoire. Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 771, § 52
Mardi 13 mars 2012
Aujourd’hui Paris m'a accueilli avec un beau soleil printanier qui a fait fondre l'état d'esprit de la veille, et j'ai débarqué dans un appartement très gentimment prêté et où se trouvent quantité de livres de sciences sociales. Au point que je me suis demandé si on ne m'avait pas tendu un guet-apens en laissant traîner l'intrigant et inconnu "Révolution et perspectives du droit" de Monique et Roland Weyl, un vieux guide bleu de la Tunisie (1967), et une "Initiation à l'histoire ecclésiastique" de Dom Charles Poulet, Bénédictin de Saint-Paul de Wisques professeur à l'institut Saint-Anselme de Rome. Le lieu offre un doux mélange entre une polarité délicatement féminine, attentionnée, et un pôle qu’on dirait plus orienté vers l’efficacité, la rigueur, et « be on time ».
Tout ceci paraîtra peut-être moins étrange quand on sait que ma logeuse s'apprête à passer l'agrégation de sciences sociales, cette discipline aux allures de bébé Frankenstein qui, avec la sociologie d’un côté et l'économie de l'autre, ne craint pas de toucher aux sciences politiques, à l'histoire ou à sa cousine abjurée, la philosophie.
Mais à peine arrivé, je file écouter une conférence de Jocelyn Dakhlia intitulée « Tunisie : le chemin vers la révolution », inscrite dans un cycle « Révolutions dans le monde arabe. L’actualité au regard du passé », et dont l’auditoire est manifestement d’un certain âge.
La conférencière a mis le focus sur l’utilisation de différentes expressions et références au cours des événements révolutionnaires, notamment à travers la « hoggra » (mot arabe qui désigne le mépris), ou les révolutions française et russe. A l’entendre, sa grande préoccupation était d’établir que la révolution tunisienne appartenait à la grande Histoire et touchait à l’universel, au-delà du « choc des civilisations », du conservatisme, et de la religion musulmane – en quoi elle nous livrait une vision des choses assez franco-française mêlée à une connaissance apparemment intime de la société tunisienne.
J’écoutais cela d’une oreille distraite, n’étant pas trop convaincu de la pertinence de cette approche, quand soudain une auditrice s’est exclamé que Bourguiba était un « juif tripolitain » et a attaqué la conférencière en l’accusant de ne pas être tunisienne – comme quoi l’argument « Vous n’avez pas fait la guerre, vous ne pouvez pas en parler » n’est jamais loin.
S’en suivit immédiatement un brouhaha où le ton est vite monté et où de multiples invectives mêlant le fascisme et le colonialisme ont fusé. Quelqu’un dans la salle a même crié « Raus ! » (version allemande de « Dehors ! »). Plusieurs personnes ont quitté la salle manifestement échaudées.
Je me suis senti assez étranger à ce petit manège, mais il m’a amusé, c’est si rare d’assister à des séminaires échauffés et passionnés. Et c’est parfois intéressant de voir comment l’ordre peut être ramené et le tumulte calmé – manière d’apercevoir l’étendue des conditions nécessaires au maintien d’un ordre et d’un statut quo dans une salle de séminaire, dans une école, dans la rue, et par extension dans une société toute entière.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 772-773, § 53
Mercredi 14 mars 2012
Ce matin je traduis avec H. plusieurs heures de séquences que nous avions filmées l’année dernière à Gafsa.
Et au premier chef cette carte des prix du moulin où les femmes du village viennent moudre leurs graines : il y en a au moins seize sortes différentes, du riz au curcuma, du « Bsissah » (mélange de blé, de pois-chiche, et d’orge) au coriandre, de telle poudre « Mlouria » intraduisible en français à ce mélange de curry-coriandre-cumin-poivre appelé « Ofeh Thoum ». Alors on se dit qu’à confondre telle épice avec telle autre, on est vraiment dans le monde de la grande barbarie, en considérant comme lisses et sans intérêt des domaines qui sont loin de l’être.
Toujours la même émotion confuse en regardant H., rencontré là-bas mais vivant en France, traduire dans la grisaille parisienne ces images pleines de la lumière irradiante du Maghreb. Je me demande les échos et l’éventuelle mélancolie qui doivent résonner en lui en voyant à distance ces images tournées dans sa société natale. S’y reconnaît-il ? Lui semblent-elles « rendre compte » de cette société qu’à la différence de nous il connaît si intimement ? Comment les aurait-il tournées s’il avait été à notre place ?
En tout cas dans les extraits qu’il traduit se donnent à entendre la bienveillance, la prévenance, l’hospitalité généreuse avec laquelle nous avons été reçus, malgré notre étrangeté première au lieu.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 774, § 54
Jeudi 15 mars 2012
Aujourd’hui c’est le vernissage de l’exposition photo d’Arrimage à l’institut de géographie (191, rue Saint Jacques, Paris 6ème).
J’en ai profité pour passer à un atelier organisé dans le même bâtiment par l’association « Humanitude » qui s’occupe de fédérer, défendre et aider les doctorants en sciences humaines (ce qui rassemble donc beaucoup de disciplines). J’y allais moins pour mon compte personnel que pour tâter l’ambiance.
Je schématise : nous vivons dans des sociétés où, expansion scolaire oblige, de plus en plus de personnes se lancent dans une thèse, après leur bac+5. En France, à la différence de la Belgique, beaucoup de doctorants ne sont pas financés et doivent donc travailler à-côté pour financer leur thèse. Du coup, comme pour d’autres niveaux d’étude, les diplômés se multiplient et l’offre dépasse la demande, mettant les docteurs en difficulté car c’est souvent difficile de leur trouver un poste où ils usent de leurs connaissances spécialisées. A ma connaissance, la situation est différente pour les disciplines scientifiques qui ont moins ce genre de problème. Voilà la situation qui, grosso modo, justifie l’existence et le travail de cette association « Humanitude » - probablement amenée à prospérer car aux dernières nouvelles le problème va croissant, bien loin de se résoudre.
Bref, étaient en présence deux chaînons aval de la thèse : une éditrice des presses universitaires de la Sorbonne, qui se charge de publier des thèses, et un libraire (Librairie Atoutlivre, 12ème arr.) qui se charge de les diffuser. L’auditoire était apparemment composé de docteurs qui, si j’en juge d’après leurs questions, espéraient récolter les trucs et astuces utiles à la publication de leur thèse.
Les invités ont tout deux clairement posé la question de la diffusion du savoir au-delà des murs de l’université (hélas on sait combien ils peuvent être hauts !), du passage du docteur à l’auteur, et mentionné l’interconnaissance et la cooptation qui caractérisent ces milieux. Le libraire a mis le doigt sur cette difficulté de trouver un entre-deux entre l’entre-soi militant et l’entre-soi universitaire, et insisté sur l’importance à ses yeux de présenter à ses clients un rayonnage toujours éclectique, panaché, et pluriel : « Montre-moi ta bibliothèque, et je te dirai qui tu es. »
Quand je me suis éclipsé une vingtaine de minutes plus tard, j’ai assisté à cette aggression d’un jeune étudiant qui, cherchant une affiche qu’il avait collée en-dessous, a bousculé un panneau d’affichage des photos et l’a ainsi fait tomber. J’ai trouvé cela d’une impolitesse rare, et j’ai failli l’insulter copieusement. Je suis contre la préciosité artistique, mais enfin il y a quand même un b-a-ba à respecter.
Surtout, j’ai vu du mépris dans l’attitude de beaucoup d’étudiants de l’institut de géographie, comme s’il leur fallait les stars et les paillettes que nous n’avons pas, comme si nous étions une association étudiante minable. Et c’est peut-être le cas, mais c’est oublier que rares sont ceux qui parviennent à de grandes choses sans en être passées par de petites.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 775-776, § 55
Vendredi 16 mars 2012
Aujourd’hui s’ouvre le festival de cinéma documentaire « Territoires en images » de l’association Arrimage. J’ai fini les derniers préparatifs, accroché notre beau calicot, et accueilli les membres du jury. Les films se sont ensuite enchaînés, et j’ai l’impression que le manque de recul m’empêche d’écrire à leur sujet avec suffisamment de passion, avec un ton qui me semblerait juste.
Tout de même, le fondateur d’Arrimage Xavier Browaeys a raconté, à une membre du jury qui lui posait la question, comment à la fin des années 1980 lui est venue l’idée novatrice de lier géographie et audiovisuel. Il a expliqué qu’à l’époque les géographes parlaient sans cesse de leur « terrain » sans jamais lui apposer d’images vidéo ou même photo.
Etat de fait qui, selon lui, serait lié aux réticences des universitaires pour travailler hors des « cadres académiques » en utilisant un matériau qu’il ne maîtriserait pas de bout en bout. Or, bien sûr, les images échappent à ce contrôle absolu, n’est-ce pas d’ailleurs ce qui rend passionnant le cinéma documentaire ? Il a insisté sur l’idée que les images parlent d’elles-mêmes, nous échappent en renvoyant à l’équivocité du Monde, et incarnent l’impossibilité de contrôler pleinement la représentation qu’on voudrait en donner.
De ces réflexions tumultueuses, et en lien avec l’essor d’un matériel numérique moins coûteux, a découlé le lien entre cette manière risquée d’aborder le monde qu’est le cinéma documentaire, et cette discipline où le visuel joue un rôle prépondérant, la géographie. Fort, non ? Beauté du moment où une personne aperçoit et comprend un espace à explorer, parvient à le développer, et décale/décloisonne ainsi des frontières qui semblaient auparavant aller de soi. Ce qui ne veut pas dire non plus que ce qui en sort soit vierge de tout problème et impasses (à suivre).
Encore une fois, le parallèle avec la sociologie est frappant, mais paradoxalement le lien entre celle-ci et le cinéma documentaire avait déjà un peu eu lieu, notamment avec les travaux précurseur de Jean Rouch.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 777, § 56
Samedi 17 mars 2012
Aujourd’hui se poursuit le festival arrimagien de cinéma documentaire, et j’assiste aux débats du jury dans lesquels il est question du choix du mot juste (éthique/morale, prosaïque/pragmatique…) pour parler d’un film, du rapport entre le filmeur et le filmé, et de l’adéquation entre la forme et le propos. On pouvait s’y attendre, tant les questions « Qu’est-ce qu’un bon film ? Qu’est-ce qui fait la justesse d’un regard sur le monde ? » restent ouvertes… A la lecture du paragraphe d’hier, Xavier Browaeys me corrige : il n’a jamais dit que « les images parlent d’elles-mêmes » comme je l’ai écrit, c’est plutôt qu’elles parlent à tous, chacun a un avis dessus et elles ne sont donc pas univoques. Les images sont toujours par définition tributaires de celui qui place la caméra, mais c’est un peu comme si elles dépassaient cette intentionalité, comme si quand bien même elles le voudraient les images jamais n’embrasseront la totalité du réel. Du coup, c’est peut-être, aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans l’absence, dans l’à-coté de l’image que s’ouvre un espace interprétatif, et d’où viennent les débats parfois assez clivés que nous avons chaque semaine à Arrimage après la projection d’un film. Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 778, § 57
Dimanche 18 mars 2012
Ce soir en guise de rebond nous allons voir D. G. et moi « Mafrouza 5 » d’Emmanuelle Demoris (2010, 2h15, Gruault production), cinquième et dernier épisode (à ce jour !) du film que la réalisatrice consacra à un quartier désaffecté d’Alexandrie. Le public était d’un certain âge.
Nous avons éprouvé cette étrange impression d’accéder à toute une société, à ce quotidien qui nous est pourtant lointain, entre découpage du mouton, travail domestique des femmes et omniprésence de la religion musulmane. Celle-ci se marque plus dans les sons (le parler quotidien est imprégné de références à Dieu, les appels à la prière…) que dans les images.
L’épicier Mohamed Khattab qui est au centre de cet épisode vend des pampers à l’unité, je pensais que ça ne se faisait que pour les cigarettes. Il est aussi le « Cheikh » (sage) du quartier et fait le sermon du vendredi dans la mosquée avec ses fidèles/affiliés : de même que dans le Berry on fait partie d’un club de foot ou d’une société de chasse, chaque mosquée a ses fidèles et ses renégats, et c’est un signe fort que de changer d’affiliation, même occasionnellement.
Mais c’est surtout un film intéressant d’un point de vue cinématographique, dans la manière de filmer et d’enchaîner les séquences, sans que je parvienne encore à formuler distinctement pourquoi et comment.
En sortant, nous nous sommes dit qu’il rendait bien compte d’un rythme de vie différent du nôtre, et surtout de celui auquel nous astreint Paris. Mais je pars demain matin pour Bruxelles qui de ce point de vue est « moins pire ».
J’en profite pour prévenir que mes notes des semaines à venir risquent d’être plus espacées, sans quoi je ne vais pas m’en sortir face aux échéances qui arrivent, entre les projets qui demandent encore un coup de rein pour parvenir à terme, ceux qui concernent l’année universitaire prochaine, et l’été que je vois d’ici arriver à grandes enjambées ; il est donc possible que ces carnets baissent momentanément leur régime de croisière.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 779, § 58
Lundi 19 mars 2012
Aujourd’hui je suis bien arrivé à Bruxelles après mon habituelle correspondance à Lille, lutte contre le monopole du Thalys oblige (nous y reviendrons, i promiss). Je me suis immédiatement enfilé un sandwich au filet américain, cette pâte à base de viande hachée et mélangée à diverses sauces est introuvable en France, à moins de la faire soi-même. Après ce bref passage de belgitude, je me suis directement mis au travail et je me suis pris la tête. A 18h, j’ai été voir avec J. un documentaire sur Mondrian (« Dans l’atelier de Mondrian », François Lévy-Kuentz, 52 min., 2010, prod. Cineteve), et j’ai à peine pu noter qu’il s’appelait Piet de son prénom et que son nom d’origine hollandaise était en fait « Mondriaan » avant de m’endormir comme une bûche peu après le début du film – comme quoi Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 780, § 59
Mardi 20 mars 2012
Ces jours-ci je suis dans l’impasse, je presse et si peu sort. « Bouteille vide Vieillard aveugle Soleil d’hiver » Kusatao Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 781, § 60
Mercredi 21 mars 2012
En voyant cette photo, on dirait que Bruxelles a des airs de New-York, non ? Du moins, si tant est qu’on puisse y trouver des traiteurs italiens avec des plats aussi nuageux que ceux-ci, ou appétissants comme ceux-là, ou encor comme celui-ci aux airs de jeux vidéo.
Le soir nous allons chez les Y. où il fut question des difficultés inhérentes au montage d’un film, de l’actualité de ce petit monde qu’est le cinéma belge, et des apprentissages que chacun de nous poursuit de son côté. M-P. Y. a tapé sur le webdocumentaire et expliqué pourquoi les réflexions de Deleuze sur le cinéma le passionnait. Il a déclaré que « Le cinéma te regarde autant que tu le regardes », ce qui m’a plu sans que je sache très bien comment percer l’abstraction qui entoure ces propos séducteurs.
Un de ses questionnements est manifestement celui de savoir comment le cinéma classique peut nous aider à penser, analyser, et même construire le cinéma contemporain. Alors je me suis senti en terrain familier, car j’ai retrouvé là une interrogation similaire à celle que d’autres peuvent se poser sur des domaines pourtant très éloignés de Bruxelles et du cinéma : le Berrichon Choc’ qui se sert de vieux matériaux pour construire de nouvelles maisons, le Tunisien Salah S. dont les grandes sculptures métalliques et abstraites renvoient à des coutumes ancestrales. On peut y voir un certain conservatisme, une solution de facilité qui consisterait à s’appuyer sur ce qui existe déjà, mais en même temps ce n’est pas du tout de cela dont il est question : il s’agit de se demander comment on peut se servir du passé non pas pour le reproduire, mais au contraire pour produire le présent hic et nunc. Bien sûr, ce n’est pas facile, ils sont en permanence sur une corde raide, et en même temps c’est une intrigante et superbe gageure. Le passé en soi est probablement voué à être obsolète, comment parvenir à le conjuguer au présent ?
Je ne sais si c’est vraiment en lien avec cette lancinante question ou dans un élan de prosélytisme, M-P. Y. m’a prêté « Pourparlers » de Deleuze, une compilation des articles de la revue de cinéma Cinergie parus depuis dix ans, et le film « Plaisirs inconnus » du cinéaste chinois selon lui captivant Jia Zhang-Ke. Il m’a également conseillé les carnets d’Enrique Vila-Matas (« Journal volubile ») que je vais m’empresser d’acheter.
Je suis ressorti de là revigoré et relancé sur de nouvelles pistes dont certaines m’apparaissent comme de longues pelotes de laine. Mais je me suis alors demandé quand je trouverais le temps de les dérouler, et surtout de les explorer avec au poing mes propres balbutiements et préoccupations. On ne lit pas des livres pour lire des livres, on ne regarde pas des films pour regarder des films, mais bien pour y trouver des échos et des ricochets quant à ce qui nous meut – en écrivant cela j’entends dans la vallée voisine la cloche de ceux qui essayent de se nourrir du passé et de références classiques pour voir ce qu’on peut en faire…
Entre-deux permanent, que j’espérais lié à ma jeunesse, entre créer soi-même et sillonner ce qui existe déjà pour savoir si on peut y trouver son compte. Mais plus j’avance, plus j’en découvre, et plus j’ai l’impression que s’éloigne l’aboutissement équilibré de cette quête. Oh là doucement, voilà l’âge-adulte qui au coin d’une phrase nous tombe brutalement dessus…Ouste, ouste !
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 782-783, § 61
Jeudi 22 mars 2012
Et pour fêter le printemps :
« Frelon d’hiver
Cherche un endroit
Pour décéder »
Murakami Kijô
En Belgique, on appelle les éclairs café des éclairs moka. Moi, je préfère ceux au chocolat.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 784, § 62
Vendredi 23 mars 2012
Petite coïncidence : hier mon père me dit que ces carnets ne sont pas intéressants à lire tous les jours et j’achète Le Monde (édition du jeudi 22 mars 2012, tirée à 356 345 exemplaires) que je n’avais pas ouvert depuis plusieurs mois et trouve le numéro très bien. Il soulève notamment les questions de la puissance financière des émirats enrichis par la rente pétrolière et qui sont donc accueillis partout comme des rois (le « donc » de cette proposition me laisse songeur), de ce qu’est une alimentation saine (c’est-à-dire grosso modo riche en fruits et légumes), de la mise à mal du marché téléphonique par l’opérateur free (enfin !), et des effets redistributifs des réformes fiscales de Sarkozy (dont l’équité n’est pas la principale caractéristique). Du moins, c’est ce qui a retenu mon attention, je ne me suis pas attardé sur l’affaire du tueur en série de Toulouse qui faisait la une. Mais celui-ci est revenu au journal de 20h que je n’avais plus regardé depuis des lustres mais auquel pour l’occasion nous nous sommes sentis, comme sans doute beaucoup d’autres, de jetter un coup d’œil. J’ai vite décroché tant l’affaire est grossière, et surtout agacé par l’absence de balises sur le fonctionnement concret du système pénal et pénitentiaire, sur ce que veut dire passer toute sa jeunesse dans une banlieue du fond du fond, et sur les raisons qui peuvent pousser quelqu’un à de tels actes fou-furieux. Voilà qui m’ennuie rapidement : à la Tv on a toujours l’impression que tout est toujours simple, plat, et univoque alors que le Monde me semble complexe, passionnant, pluriel.
J’ai donc laissé là cette actualité brûlante pour me plonger dans le film « Point de départ » de Robert Kramer (80 min, prod. Les films d’ici, 1992). Il tourne notamment autour de cette question de la coexistence de l’atrocité et de la culture, d’un monde qui abrite tout à la fois carnages et fragiles subtilités. Elle est déjà abordée dans "Berlin 10/90"(60 min, 1990) à propos de la culture allemande et de la barbarie nazie, ici elle se pose dans le cas de la guerre au Vietnam à la culture si sage et ancestrale.
Mais ce n’est pas ce qui m’a passionné dans ce film, car sur cette guerre, sa violence destructrice à plusieurs détentes, et le rôle qu’elle a joué en tant que ciment de révolte planétaire de toute une génération, on en sait déjà beaucoup.
Non, c’est plutôt la manière dont le film montre justement que cette question de la libération nationale, si décisive pour les Vietnamiens de l’époque aujourd’hui à la retraite, l’est moins pour les jeunes générations confrontées à d’autres problèmes… notamment économiques ! Par cet exemple Kramer examine la question des changements intergénérationnels dans les clivages, les rapports de force, et les axes de lutte. Aujourd’hui être « anti-impérialiste » apparaît complètement désuet, alors que c’était une ligne de partage et d’affrontement quelques décennies plus tôt.
Mais, comme le sous-entend la citation de Chris Marker sur laquelle s’ouvre le film, ce problème de transmission n’a probablement pas attendu le cinéma pour se manifester : « Je me demande comment se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, … comment faisait l’humanité pour se souvenir ». Kramer part à la recherche de cette mémoire rattachée à un premier tournage qu’il a fait au Vietnam en guerre (1969), pour lui et pour ses interlocuteurs de l’époque.
J’ai bien aimé aussi cette manière harmonieuse de déplacer la caméra et de faire sentir une atmosphère (ça m’a fait penser à certaines séquences voyageuses de Johan Van der Keuken), de monter des plans assez courts dont la bande-son fait l’unité, d’entre-mêler des échos personnels et des morceaux de la grande Histoire, de passer de main de maître d’une séquence à l’autre, d’obtenir un rapport manifestement tout à la fois patient, distancié, et proche avec les personnes filmées. Celles-ci ont parfois l’air un peu étonnées de se retrouver devant la caméra, et certaines jouent leur propre rôle. J’apprécie ce petit moment de silence après une réponse et l’affrontement avec la tension qui l’accompagne. Kramer le fait, et il récolte des perles, des paroles précieuses que sans respiration les personnes n’auraient probablement pas dites.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 785-786, § 63
Samedi 24 mars 2012
Hier je vais boire un verre avec W. Y. dans un quartier « bien mis ». En l’attendant je déguste à la terrasse un cannoli, ce dessert sicilien mêlant avec éclat le croquant léger d’un biscuit embrassant l’onctuosité d’une riccotta délicatement sucrée. Tout est dans le contraste entre la fermeté de l’un et la douceur de l’autre. La serveuse oublie de nous rendre la monnaie, W. Y. me dit patauger dans ses études universitaires, il y a du passage sur cette terrasse et un avocat excité juste à côté de nous, nous parlons de la difficulté de mobiliser le public étudiant.
Nous finissons à minuit et quart devant le film « Derniers mots : ma sœur Joke (1935-1997) » de Johan Van der Keuken (1998, 52 minutes) qui tourne effectivement autour de la mort et des rapports familiaux. Ce qui est étonnant dans ce film forcément un peu mortifère, c’est une apparente simplicité, comme un dénuement dans la manière de filmer et d’aborder ce cheminement vers la mort d’un proche, comme si le réalisateur nous parlait « de vous à moi », comme si le spectateur faisait partie de la famille. Pour peu on tomberait justement dans le film de famille, dans une lettre vidéo que le réalisateur s’adresserait à soi-même, et en même temps ce n’est jamais vraiment cela. Et puis il y a cette scène d’anthologie où il raccorde la mère malade parlant de sa fille qu’on retrouve soudain sur son lieu de travail, c’est-à-dire dans une salle de concert où à l’arrière-plan répète l’orchestre international dont elle s’occupe de la logistique. Et c’est rien, c’est minime, c’est presque rien, et en même c’est tout.
Une étudiante de l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des techniques de diffusion (INSAS - comprendre : école de cinéma à Bruxelles) me raconte que la fatale fermeture des bâtiments à 20h empêche de travailler tard, d’organiser des projections en soirée qui permettraient d’accueillir des réalisateurs, et de laisser se développer cette vie nocturne si favorable à l’ébullition des idées et des affinités estudiantines. Et ça paraît complètement idiot, mais nous vivons à une époque où la plupart des lieux publics, écoles, maisons des jeunes et des associations, résidences en tout genre, ferment avec la tombée de la nuit – et, ce n’est pas faute d’avoir essayé, impossible de négocier gentiment l’horaire ! Peut-être en raison de problèmes d’assurances, du concierge qui ne veut pas prolonger sa journée, ou qu’on ne veut pas payer pour le faire, de la volonté de se couvrir contre toute éventualité de débordement, je ne sais. En tout cas à la longue c’est pénalisant parce que c’est précisément le soir que beaucoup sont disponibles. C’est sans doute faux de penser que les malheurs du monde s’expliquent par de tels détails, mais à la longue c’est vraiment le genre de règle basique qui épuise et coupe à leurs racines des initiatives qui sans cela seraient très chouettes. De là à dire que c’est lié au vieillissement de la population, il y a un pas que…
Mais il est clair qu’il en aurait fallu plus pour empêcher Victor Serge de partir en Russie en 1920 et d’y œuvrer pour la révolution, comme il le donne à lire dans ses Mémoires d’un révolutionnaire (1901-1941). Il explique sa folle vie parisienne d’avant-guerre, acharnée et militante, son départ pour la Russie en révolte, sa collaboration avec Zinoviev pour tenir un journal révolutionnaire et rédiger des tracts de propagande.
Il écrit :
« Toutes les fois qu’il est possible, c’est-à-dire que je puis ne pas me sentir isolé, que mon expérience éclaire par quelque côté celle d’hommes avec lesquels je me sens lié, je préfère employer le « nous », plus général et plus vrai. On ne vit jamais que de soi, on ne vit jamais que pour soi, il faut savoir que notre pensée la plus intime, la plus nôtre, se rattache par mille liens à celle du monde. Et celui qui parle, celui qui écrit est essentiellement un homme qui parle pour tous ceux qui sont sans voix. Seulement, chacun de nous doit régler son propre problème. Je voyais assez clair dans la défaite de l’anarchisme, clair à fond dans les aberrations individualistes, je n’en voyais pas l’issue » (p. 52, une note indique qu’il s’agit d’un paragraphe rayé au crayon bleu sans autre indication). Note : citation à relier avec le cinéma de Boris Lehman (à suivre)
Mais à part ce genre de passage un peu grandiloquent, j’ai eu l’impression de lire un récit désuet, suranné, lointain comme datant d’un autre monde – c’est-à-dire d’une époque où les enjeux et les motifs de lutte étaient manifestement différents de ceux d’aujourd’hui. J’ai ressenti aussi de l’effroi devant une vie si acharnée, si radicale et courbée sur les problèmes politiques du moment et la lutte révolutionnaire en Russie. Victor Serge rend compte des soulèvements virulents qu’a déclenché la révolution bolchévique : certains se sont comme jettés à corps perdu pour la défendre, d’autres au contraire se sont levés pour l’anéantir, ça ne s’est pas fait en silence et sans coups d’éclat ! Peut-être faudrait-il, me dis-je à cette lecture, faire retour sur ces années 1920 où eurent lieu des victoires et des défaites qui ont déterminé toute l’histoire du 20ème siècle. (à suivre).
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 787-788, § 64
Dimanche 25 mars 2012
J’ai profité de ce dimanche monotone, car rendu amer par tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire au cours de la semaine écoulée, pour regarder le film « Debtocracy » à propos de la récente et violente récession grecque.
On y trouve quelques dessins animés croquant une voracité qui, « en temps normal », se donne à voir de manière plus feutrée. C’est plutôt l’absence de questionnements et de jeux avec des concepts pris trop au sérieux tels que la Nation ou l’Etat, et l’idée sous-jacente que le principal problème serait au fond la dimension internationale de l’économie, comme si une le caractère national d’un système économique pouvait le prémunir contre la logique de la rentabilité et du pouvoir. D’où peut-être un propos un peu monolithique et univoque, prenant pour acquise la simplicité du monde dont il n’y aurait qu’à faire tomber le masque de la complexité – à l’exemple de cette apologie pour l’Equateur et son président, Correa.
Mais le film a ce mérite de montrer sans ambiguité les déséquilibres, les contextes et les cadres, les écrans et les faux pétards, qui font le lit des rapports de pouvoir : belle idée qu’un pouvoir a toujours intérêt à instituer un « cadre » qui structure le rapport de force et dans lequel doivent à tout prix s’exercer les négociations : il ne faut surtout pas discuter au coup par coup, ce serait beaucoup trop aléatoire, plutôt bétonner un espace dans lequel il sera permis de jouer, la domination doit être systémique sans quoi elle risque de se perdre en chemin. Je me demande dans quelle mesure l’acceptation des syndicats par les patrons au début du siècle ou les cadenas du système financiel actuel ressortissent d’une telle logique, mais il est déjà 19h et je m’en vais éplucher les légumes du soir.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 789, § 65
Lundi 26 mars 2012
Ce matin en descendant le premier tronçon de cet axe Bruxelles-Paris-région Centre que j’arpente fréquemment, j’ai laissé flotter mes pensées : le nombre de trains qui arrivent à l’heure dans le monde, l’organisation de l’année prochaine, ce que je veux mettre dans mes films, la discussion de l’autre jour avec W. Y. où fut filé ce parallèle entre l’utilisation d’un équerre plutôt que l’œil nu pour juger d’un angle droit (ce qu’on apprend à l’école primaire) et les différentes méthodes avec lesquelles on peut appréhender ce qui nous entoure (le travail de toute une vie). Aucune n’est mieux que les autres a priori, mais il importe de s’interroger sur ce que celle-ci ou celle-là peut dire ou ne pas dire. Comme sur un champ de bataille, à chacune ses spécificités, ses forces, et ses carences : apprendre à envoyer la cavalerie contre l’artillerie, celle-ci contre l’infanterie, et celle-là contre la cavalerie, sans quoi beaucoup de crevettes et autre passionnant plancton risquent de passer à travers les mailles de notre épuisette.
Mais lorsque j’ai voulu appliquer cette réflexion in concreto au cinéma documentaire et aux sciences sociales, l’esprit confus du lundi matin fatigué après une mauvaise nuit s’en est mêlé, et après un moment de friture sur la ligne plus rien n’a été possible.
Me voilà donc de retour à Paris, et sous le signe de la sécurité : ma banque se met à exiger que je change mes codes secrets tous les six mois, ma boîte-mail fait de même, des douaniers m’interpellent et me fouillent à la descente du train, impossible de rentrer à Beaubourg avec ma grosse valise parce qu’ils craignent une bombe, puis même difficulté à l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) où depuis peu il faut justifier un motif d’entrée en plus d’une pièce d’identité, et contrôleurs de métro pour finir – au moins contre eux j’ai cette amusante antidote qu’est le film de Luc Moullet, « Barres » (1984, 14 min.).
En voyant cela, je me demande quand même si on va dans le bon sens, tant d’énergie dépensée contre la multitude, tout ça pour se protéger des uns et garder les privilèges des autres.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 790, § 66
Mardi 27 mars 2012
Ce soir les belges font leur cinéma : pour les 50 ans de l’INSAS (école de cinéma à Bruxelles), le festival du réel accueillait une sélection de films de fin d’étude, présentée et manifestement concoctée par Javier Packer-Comyn himself. Il a expliqué que l’idée était de montrer des films peu diffusés par ailleurs, peut-être injustement moins primés, et que lui et Thierry Odeyn avaient fait les « fonds de tiroir » (sic) pour en retrouver des copies. D’où… 2 séances de plus de deux heures et une douzaine de films !
L’opération de communication n’était pas loin, et le flon-flon de l’entre-soi, mais nous avons vu de beaux films, qui brassent large. U. E. me chuchote à la sortie que c’est un cinéma qui, hormis le film de Michel Cauléa « Méfiez-vous des corbeaux » (1988, 8 min.), manque d’humour, qui se prend au sérieux, et ça me semble assez juste. Il n’empêche, c’était fort parce que beaucoup de ces films avaient en commun de tutoyer, chacun à sa manière et avec plus ou moins de profondeur, des enjeux cinématographiques. Ils ne se cantonnent pas au sujet du film (le « sur » ou le « au sujet de »). Le sujet est comme un terreau, une area, dans laquelle s’incarne le questionnement d’un cinéaste.
Et c’est probablement de ça dont il s’agit dans le film « Jagdfieber » d’Alessandro Comodin : à travers ses chasseurs de sanglier, c’est la question presque phénoménologique du voir, du discernable, qui est en jeu. Au fur et à mesure du film, ce sont les chasseurs qui traquent le sanglier, puis le cinéaste qui traque les chasseurs pendant que le spectateur recherche le sanglier dans les bois touffus bruissant de cor et de pas… Son film installe une ambiance mi-réel, mi-fiction, où on a l’impression qu’il pourrait tout nous faire voir, qu’il est passé par ici et repassera par là.
Je me demande si le réalisateur avait en tête ce questionnement et a trouvé dans les chasseurs de quoi l’incarner, ou si c’est l’inverse. Mais peut-être devrais-je me renseigner sur le travail de Bertrand Hell qui est mentionné au générique.
« Collectif C4 » (Jean-François Breton , Paul Paquay, Michel Perin, Jean-Marie Vervisch, 1967/68, 86 min.), réalisé quelques mois avant mai 1968, décrit le malaise de l’époque. Il y a différents personnages-rôles : celui du fûté qu’on imagine déjà retourner sa veste le moment voulu, celui de Thomas qui balade partout ses passions et ses rêveries, même en politique, celui du monomaniaque, version occidentalisée et soixante-huitarde de la brute entêtée de Sergio Leone, celui de l’étranger à une époque où le discours sur l’immigration n’était pas encore de l’ordre de la pitié affectée.
Scène de résistance politique : une salle de répétition est vidée pour laisser place à un conseil de profs qui reçoivent quatre étudiants pour les blâmer d’avoir taguer les murs de l’école. Les représentants de l’institution sont assis derrière une longue table, les étudiants sont debout face à eux.
-Le doyen : « Bon alors je vais faire l’appel, vous dites « présent ! » quand je dis votre nom. Maxime Marton ? »
-… (moment de flottement, l’étudiant refuse de répondre)
-Le doyen : « Mais… Wilfried Sigasse ? »
-… (moment de flottement, le second étudiant refuse également de répondre).
-Le doyen : « Mais enfin, répondez ! Pourquoi ne voulez-vous pas répondre ? Bon… Manuel Piotr ? ».
Un professeur toussotte, les deux autres étudiants ne répondent pas non plus.
-Un professeur : « Mais enfin, bon, pourquoi ne voulez-vous pas répondre ? Vous vous croyez où ? Qu’est-ce que vous voulez au fond ? »
A ce moment précis l’écran explose et les étudiants s’écrient « L’explosion ! », et on se retrouve dans un immeuble sortant d’une explosion avec tous les protagonistes à leur place.
Difficile de décrire ce genre de scène avec des mots parce que cinéma il y a, mais quel beau moment de résistance politique où l’institution vacille, où il y a coalition de part et d’autre, où deux clans ne peuvent plus se parler ! Las, le film se poursuit ensuite en montrant toutes les failles et les limites de cette résistance : division des étudiants, incapacité d’étendre leur résistance au-delà des murs de leur école, isolement des uns et des autres, etc.
Il m’a semblé voir quelques subtiles prises de distance par rapport à des propos caricaturaux, mais je n’en suis pas sûr. A côté des poncifs comme la guerre du Vietnam, la condition ouvrière, l’affaire Langlois de la cinémathèque, l’urbanisme, le « métro-boulot-dodo », la question de la place d’une institution scolaire dans un système plus général a résonné en moi : un questionnement permanent, à la fois primordial, premier, et à la fois complètement inopérant, ridicule, presque puérile.
Je me suis à nouveau questionné sur les parallèles ou les zig-zag qui reliaient cette époque à la nôtre. J’ai pensé au livre Avoir 20 ans en 68 et en 98 de Christian Baudelot et Roger Establet qui montre le changement de dynamique économique et la montée du chômage.
Drôle de paradoxe : d’un côté c’est la misère, la difficulté d’avoir la paix et à manger pour créer et en gagner sa vie, de l’autre l’offre culturelle n’a jamais été aussi abondante, jamais autant de livres publiés, jamais autant de films et de chaînes de Tv, jamais autant de musées… Et pourtant on se sent perdus !
Citation de fin : « Spectateurs, vous êtes pensés / Spectateurs vous êtes vécus / Votre fin ne vous appartient pas ». Film-scandale à l’issue duquel ses réalisateurs furent virés de l’institution, l’INSAS a refusé de le prendre pour le coffret-DVD commémoratif. Confirmation s’il en était besoin que ceux qui partent, de leur famille, de leur école, de leur emploi, sont rarement des personnes aussi inintéressantes que leurs proches essayent de nous le faire croire.
C’est notamment pour aborder ce genre de question qu’avant la séance suivante nous avons emmené Thierry Odeyn (professeur à l’INSAS depuis au moins 25 ans) boire un verre. Il connaît évidemment très bien le cinéma documentaire (c’est-à-dire ?) et c’est quelqu’un d’assez sûr de son jugement, je m’attendais à d’éventuelles étincelles avec U. E. qui n’a pas pour habitude de s’en laisser compter, et je me tenais prêt avec mon extincteur. Mais il n’en a rien été et tout s’est passé pour le mieux, nous avons parlé de manière fort sympathique et impromptue des liens possibles entre amour et politique, de la manière dont un film est toujours foncièrement politique en ce qu’il témoigne d’une époque, des générations d’étudiants qu’il voit passer d’année en année. J’ai pour ma part avancé l’idée que jamais les prismes social ou politique ne pourront faire le tour de l’amour, car je me dis que celui-ci se trouve intimement lié à la poésie… A quoi Thierry Odeyn m’a répondu que j’avais une vision bien éthérée de l’amour (à suivre). Je me suis dit que ce serait intéressant de reprendre cette discussion.
Voilà peut-être un aspect de la jeunesse : c’est le crédit, la liberté prise à la légère, que nos interlocuteurs nous accordent lorsque nous les interpellons. C’est un bonus plutôt qu’un malus, et trop peu de jeunes en sont conscients. Il faut se souvenir de l’apostrophe que lança Cohn-Bendit en janvier 1968 lors de l’inauguration de la piscine de Nanterre au ministre François Misoffe. Il est vrai qu’il avait alors le vent de l’histoire dans sa voile et que je cherche le dialogue et lui la confrontation. En fait c’est moins une question d’âge, c’est plutôt du culot à revendre, de l’audace et de la malice irréfléchie, sans se prendre au sérieux.
Je remarque qu’un certain nombre de films documentaires s’ouvrent sur une citation, comme un repère pour nous mettre sur la piste de ce qu’il faut comprendre, comme la ponctuation dans une phrase, comme le ferment qu’on met dans le lait pour qu’il devienne yaourt, pour discriminer telle interprétation à la place de telle autre.
Nous avons fini avec quelques arrimagiens au bistrot, à nous moquer d’un serveur trop peu sympathique, et à polémiquer sur tel ou tel film.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 791-793, § 67
Mercredi 28 mars 2012
J’avais emprunté à C. Mon beau navire ô ma mémoire. Un siècle de poésie française Gallimard 1911-2011(Gallimard, 2011) en me disant que j’y piocherais quelques pépites. Mais je me suis arrêté en route car la lecture d’une telle anthologie, qui compile sans articulation apparente des extraits d’une page et d’auteurs si différents, s’avère en fait fastidieuse et frustrante : on a à peine le temps de rentrer dans le style et l’univers déployés dans chacun d’eux que déjà on arrive au bout de la page et il faut passer au suivant. Peut-être la lecture ligne-à-ligne de ce genre d’ouvrage n’est-elle pas adéquate. J’ai quand même trouvé beau ce poème d’Andrée Chedid : « Le feu sacré Nous sommes les poursuivants D’une étrange poursuite Sur nos terres mutilées Faites de splendeur et d’ombres Nos appels abondent En quête du chemin Vaine est l’exploration Verrouillée la réponse De broussailles en ténèbres Seul résiste Le feu sacré. » Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 793-794, § 68
From : Rythmes, collection « Blanche », 2003.
Jeudi 29 mars 2012
Le métro parisien a quelque chose d’inénarrable. Je m’y suis trouvé ce matin assis en face d’un couple de petits vieux qui avaient l’air d’y monter pour la première fois et qui peinaient à se tenir debout au démarrage, ils sont descendus station Saint-Placide, juste avant Montparnasse. La lumière est blafarde. A ma droite se trouvait une femme qui lisait l’énorme Guerre et paix de Tolstoï et qui ne l’a pas bien pris quand m’asseyant je me suis exclamé : « Alors vous, vous faites fort, de lire Guerre et paix dans le métro ! ». A quoi elle a répondu : « Pourquoi ? C’est très simple à lire ». J’ai pensé au paysan du Béarn seul avec ses brebis dans les vallons, au sénégalais perdu dans sa cambrousse, et à Zazie dans le métro. Les flots de foule ont probablement continué de se poursuivre encor et encor. Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 794, § 69
Vendredi 30 mars 2012
Je suis passé aujourd’hui à la librairie Atoutlivre (203 bis boulevard Daumesnil, 12ème arr.) dont le libraire avait tenu de chouettes propos qui tranchent avec la résignation ambiante quant à la diffusion des sciences humaines au-delà de la sphère universitaire, et expliqué devant une assemblée de doctorants comment s’effectuait le choix des livres mis dans son étalage. La librairie occupe un bel espace, accueille des expositions et des rencontres, et chaque rayon a son responsable pour aiguiller les lecteurs, de sorte qu’on se sent accueillis « sans chichi » et qu’une ambiance de flânerie habite le lieu. D’après ce libraire, qui s’occupe notamment du rayon des sciences sociales, le conseil joue un rôle décisif dans le commerce du livre. D’où l’importance d’avoir un responsable par section, et qui de préférence connaisse son affaire. Mais nous avons aussi parlé des problèmes de débouchés des doctorants, de l’énorme gâchi engendré par le système universitaire français, et des forces d’inertie qui pèsent en la matière – personne ne fait rien pour que ça change. J’en profite pour acheter Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier, en prévision de périples à venir et avec l’idée d’y trouver quelques pistes quant à comment aborder une société dont on ne connaît ni la culture ni la langue. Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 795, § 70
Samedi 31 mars 2012
Voilà le week-end qui arrive après cette éprouvante semaine de montage de notre film tunisien, où il fut question de la systémicité d’un film (la manière dont se trament des résonances à l’échelle du film), du bon dosage entre information et inexplicable métaphysique (toujours en discussion), et des tensions qui ne manquent pas de surgir en ce genre d’occasion (où on en vient souvent à dire des choses qu’on regrette par la suite). Cette semaine est passée comme un TGV dans la campagne que ma vie n’est pas. Je la reconstitue donc jour par jour, en essayant de raccorder les morceaux et de tenir compte d’un carnet de poche qui déborde de notes en friche – et je sens qu’elles ont une tendance naturelle à se laisser vivre et à aller vers l’évanescence. A reconstituer les choses après coup, on gagne en recul ce qu’on perd en plaisir de la modestie quotidienne, de l’impression fugace. Plusieurs voyants ont clignoté orange cette semaine, de ceux qui avertissent qu’on a trop tiré sur la corde, ou qu’on a été maladroit, ou qu’il ne faut pas pousser le bouchon trop loin. Tant qu’on arrive encore à les voir, ça va. En wolof, « dégage » se dit « vadem », et dimanche dernier Macky Sall a été élu président du Sénégal à la place de Wade. Un ami me dit qu’il ne sait pas si les choses vont changer pour autant. Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 796, § 71