Mercredi 1er février 2012
Le froid sec de ce matin n'a pas démenti mon ressenti d'hier soir. A écouter mon père, ça a l'air pire à Chassingrimont, où "il gèle à pierre fendre". Il a neigé en Corse soixante centimètres dans la nuit, et j'imagine I. de Y. tout à son affaire.
Quand il fait si froid, chaque geste est toute une entreprise et on se débrouille pour que rien ne dépasse. Clap. Un convoi de la pénitentiaire passe toutes sirènes hurlantes. Clop. Pensée pour eux. Clap. Je descends pleine bourre le boulevard. Le freinage strident de mon vélo fait sursauter un petit vieux qui traverse. Clap. Des gens s'embrouillent et l'un tape sur la gueule de l'autre. Clop. Les pistes cyclables passant derrière les abris de bus créent des imbroglios avec les piétons. Clap. Les flics verbalisent un motard. Une mamma occupe le précieux chemin avec ses landeaux, je la sonnette et vois ses yeux ronds s'affoler. Clip final pour matin calme.
Je fais une partie de foot en salle sans grande inspiration, un peu "en-dedans", passes à contre-temps et dribbles manqués à la clé. Le Ghana est une de mes équipes nationales favorites : les Black Stars jouent ce soir pour la Coupe d'Afrique des Nations(CAN) contre la Guinée de Bobo Baldé. Ce dernier est un défenseur qui n'est pas chétif, lent mais dur sur l'homme, puissant de la tête, et qui a donc trouvé dans le championnat écossais un débouché naturel pour exercer ses talents. Le Ghana est une équipe tout à fait surprenante et typique des équipes africaines avec de très bons joueurs individuels, doués techniquement, mais où le collectif fait parfois défaut, notamment en défense. Un match avec le Ghana peut se retourner dans un sens ou dans un autre à tout moment, d'où une tension rocambolesque qu'on aimerait voir plus souvent en Europe.
L'autre jour à la fête de D. M., où les éclats de rires fusent entre les flûtes de champagne, A. me raconte son débarquement de Lille à Paris en septembre dernier. Elle a du mal avec le "microcosme parisien" qu'elle caractérise par deux adjectifs qui me semblent très juste : implicite et elliptique. Les deux sont bien sûr liés. Elle est surprise devant les réseaux implicites d'interconnaissance et de références. A qui d'avoir fréquenté tel lycée, à qui tel conservatoire, ou telles personnes, le "Monde" est incroyablement petit. Et du même coup le comble de la
distinction revient à rester elliptique, reconstitue qui peut les bouts et le sens. Tant pis pour le provincial débarqué après coup et à qui il manque immanquablement des pièces du puzzle. A lui de courir après, puisqu'il n'est qu'un nouveau venu rejoignant ceux qui se considèrent comme les Grands de ce Monde - rapport de domination tu es donc bien à tous les coins de rue ! Difficile de faire le tour de la parisianité en quelques lignes, mais voilà un début.
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 735, § 11
Jeudi 2 février 2012
Hier soir repas assez sympathique chez Julien pour lequel nous avions sorti le grand jeu en achetant une saucisse de Meurtaux qui, accompagnée de pommes de terre et de salade, nous a régalés. Il y eut un débat lancé par un inconnu quant à savoir en quoi consistait l'écriture.
Antoine soutient que l'écriture est formulation et que nos écrits sont là, quelque part, qu'il n'y a qu'à parvenir à les mettre à plat. Il rejoint des lectures lointaines dont j'ai oublié le qui-que-quoi-donc mais qui consistaient approximativement en ceci : "Le poème est là, derrière quelque buisson, il n'y a qu'à rassembler suffisamment de promptitude pour s'en aller le quérir". Julien pensait plutôt qu'écrire renvoie à une incompréhension, et donc à la lecture d'auteurs qui à partir d'un questionnement initial nous font évoluer. Je ne sais si je résume bien leur position, je me trouvai fort pris au dépourvu, ne sachant pas encore très bien où me situer. Ecrire, c'est réécrire, quoi !
Je suis en train de lire "Les grands patrons en France" de François-Xavier Dudouet et Eric Grémont. Ils résument assez habilement en une vingtaine de pages l'histoire économique et financière de la France depuis un siècle : l'emprise de la puissance publique dans la régulation de l'activité économique jusque dans les années 1970 puis la libéralisation financière des années 1980 et le retrait de l'Etat. Je me demande s'il ne faut pas toujours bien garder à l'esprit cette trajectoire quand on essaye de comprendre le merdier financier actuel. Leur question est de savoir comment ces changements ont modifié les formations, les trajectoires et les identités des grands patrons français. Leur principal résultat est que les patrons issus au départ de la très haute fonction publique (et donc énarques dans leur majorité, France pays de cocagne et de concours) continuent de truster les directions de très grandes entreprises privées.
Aujourd'hui le froid a perduré. Déjeuné avec R. B. qui a bien passé ses deux jours de concours. Elle me rend ma montre en disant que l'ayant au poignet elle se sent comme mennottée - belle métaphore du temps qui nous (en)serre de sa vis implacable. Du coup j'hésite à la remettre.
Alors que nous nous disons au revoir, elle me lit un passage de "Poteaux d'angle" d'Henri Michaux (Gallimard nrf, 1981) :
"Seigneur tigre, c'est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit la proie, c'est un sport, une chasse, une aventure, une escalade, un destin, une libération, un feu, une lumière. Cravaché par la faim, il saute.
Qui ose comparer ses secondes à celles-là ? Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigres ?
" (pp. 58-59).
Ah incroyable U. E., elle m'épate, elle m'épate !
NB : Tigre, tigre, c'est bien gentil de le dire, mais comment l'être, et pas trop idiotement ? Je me demande si cette question posée il n'est pas déjà trop tard.
Le temps est revenu une seconde fois dans ma journée, précisément pour me pressuriser. Heureusement je tombe sur un vélo flèché au sol qui m'entraîne sur les quais pour une balade improvisée au bord des flots ondulés. Ils me suggèrent que je devrais m'épargner ce genre de journée de froid et de galère, sans quoi un jour arrivera où l'NRJ viendra à manquer.
En rentrant ce soir je trouve cette citation envoyée par Antoine :
"Le mercure est un métal dur, dense et fuyant.
Seul le réel est plus dur et plus troué, plus tronqué, plus séxué, coupant, mourant.
Ecrire est plus proche du réel que parler.
Ecrire est une matière plus dense que le mercure. Je fais revenir un visage que chaque confidence repousse plus loin de moi encore dans l'ombre, tant tout ce qui cherche à héler abandonne."
Pascal Quinard, Abîmes, p 117
Assez magnifique, non ? Merci Mr Antoine !
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 736, § 12
Vendredi 3 février 2012
Ce matin à la radio, j'allume : "Certains se tourneront vers Sarkozy, d'autres vers Hollande... Mais je ne suis pas d'accord avec vous à propos de Marine Le Pen, elle n'a pas commencé sur des thématiques sécuritaires, mais sur l'économie, mais elle baisse dans les sondages donc elle va peut-être se dire...". J'éteins dans la foulée, verse mon thé brûlant, et lance ma journée.
Aujourd'hui journée d'étude sur les révoltes arabes.
Les quelques syndicalistes tunisiens qui sont à la tribune impressionnent par leurs visages marqués, peut-être le résultat de longues nuits de négociations ou de tortures. Aie, aie, aie, que l'engagement est coûteux ! Ils nous viennent du bassin minier de Gafsa, où eut lieu en 2008 un premier soulèvement sur lequel il y aurait beaucoup à dire.
Devant l'effacement du prisme communiste et d'extrême-gauche en général, si déterminants pour l'histoire du 20ème siècle, s'opère un retour au XIXème siècle ou même avant. Pour penser l'effondrement présumé des dictatures arabes et la tourmente des pays européens, on se remémore 1848, 1789, la toute première "révolution démocratique" en Angleterre etc.
Nous sommes frappés Da. Q. et moi par le contraste entre ce que nous avons pu vivre et voir là-bas, tout en incarnations bien vivantes et en débrouille, et les discours inévitablement "dans la tour d'ivoire" des chercheurs - certains l'ont voulu ainsi, mais cela tient aussi à une position qui, se revendiquant "scientifique", se devrait de se dégager du bas peuple. Le sociologue Howard Becker parle très bien du problème et de ses effets néfastes dans "Ecrire les sciences sociales".
Plusieurs intervenants utilisent des mots de portée très générale, comme si le langage était fait de blocs fort éloignés du quotidien : "fondamental", "alternative", "en mesure de répondre aux exigences démocratiques", "cyber-militant", "schéma global", "équilibre organisationnel", "société civile", "capital", "sporadique", "global", "libéralisation", "enseignement"... Tous ces mots à peine rhétoriques volent dans nos têtes comme des oiseaux trop grands pour nos filets, à la longue le bruit de leurs ailes et de l'air qu'ils déplacent nous heurtent. Avec une telle conception du vocabulaire, dans laquelle un mot en vaut un autre, on disserterait pour savoir " si le verre est à moitié vide ou à moitié plein". Et je vous épargne les fameuses "réformes néolibérales", formule passe-partout dont j'en arrive à me demander à quoi elle renvoie. L'expression de "mouvement social" revient également sans cesse et ne me plaît pas. Elle laisse entendre que le social a besoin d'être en mouvement pour exister, alors que j'ai l'impression que ce social est là, soigneusement sédimenté dans ces entrepôts que sont les familles, les insitutions et parfois les rues. Un mouvement est toujours social, c'est un pléonasme que de juxtaposer les deux mots. Parler de "mouvement social", c'est limiter le cours de l'histoire, comme si la révolte avait immédiatement besoin d'être circonscrite et cantonnée. De toutes façons, à les entendre tout est social : l'action, le dialogue, l'acteur, la question etc.
Alors, comment trouver un juste milieu entre le trop particulier et le trop général ? Difficile de cerner les éléments de contexte qui sont nécessaires pour comprendre une situation, d'identifier les traits saillants mais non-caricaturaux. Y parvenir, c'est avoir déjà compris, et alors on n'a plus vraiment besoin d'en parler - le paradoxe de Ménon revient par la fenêtre quand on le chasse par la porte.
Impression finale que parfois les rapports de pouvoir sont peut-être autant d'ordre physique (typiquement la torture) que psychologique, à travers la mise sous pression, l'exclusion, ou l'imposition de normes sociales. Peut-être ceux qui font une fixation sur les CRS se trompent de cible : ces forces armées ne seraient-elles pas, contrairement à ce qu'on pense, la manifestation visible de luttes et de défaites qui ont déjà eu lieu ? On peut l'écrire sans que cela enlève quoi que ce soit au fameux "moins de CRS, plus de caresses".
Je sors de là et tombe sur un groupe d'une trentaine de personnes en chasuble orange et avec des pancartes. Ils travaillent à un office d'accueil pour enfants, Saint Vincent de Paul (14ème), et s'insurgent contre le harcèlement et les pratiques tyranniques de leurs directeurs. Ce serait donc un problème de personnes. Je ne sais pas ce qu'il en est, mais je suis porté à les croire. Qui n'a jamais eu affaire à des personnes qui, dotées d'une marge décisionnaire, en profitent pour accabler les autres ? C'est humain, c'est en chacun de nous, bien qu'à des niveaux différents.
Qu'est-ce qui fait que les gens débrayent, s'inscrivent au syndicat, et se révoltent ? Question obsédante dont la réponse ambiante, "il y a de la contingence, on ne peut pas tout expliquer", me déçoit, me désarçonne et m'insatisfait.
Nous regardons dans la nuit "Shoah" de Claude Lanzmann (1985), qui pose la question inverse : pourquoi personne n'a rien fait ? Comment c'était de vivre à cent mètres d'un camp d'extermination (Vernichtungslager) ?
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 737, § 13
Samedi 4 février 2012
Aujourd'hui les trottoirs étaient glacés et mes neurones gelés.
Après celle d'hier, nouvelle journée d'étude sur les révoltes arabes.
J'en profite pour compléter ma liste de noms auxquels on appose couramment l'adjectif "social" : la hiérarchie, le statut, la position, le réseau. Mystérieux "social" dont les frontières glissent entre nos doigts chaque fois que nous croyons les attraper. Insatisfaction langagière que certains universitaires tentent de couvrir de leurs envolées verbeuses. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Antoine s'est petit à petit éloigné de la fac, lassé par une telle impéritie.
Surtout, je me demande si quelques présentations ne manquent pas de questions chevillées aux faits empiriques et à ce qu'ils devraient nous indiquer. Mais quoi, il s'agit tout de même de les comprendre, ces révolutions ! Impression que tout le monde pédale dans la semoule et que finalement cette rive sud de la Méditerranée reste assez mal connue, comme si beaucoup de temps avait passé sans qu'on s'y intéresse vraiment.
Je sature et rejoins S. pour déguster une pâte de fruit et un thé chaud. Doux moment hélas écourté par la nécessité de rejoindre Da. Q. et Antoine pour une réunion de travail prévue de longue date. Elle dégénère en dîner où, tout en riant et pour le dire abstraitement, nous discutons de nos êtres au monde et de nos prises de position politiques. Selon Da. Q., le cinéma documentaire autour duquel nous nous retrouvons prolonge cet engagement et permet d'allier poésie et politique, contenu et mise en forme - discussions dans lesquelles plane l'ombre de Chris Marker. Alors qu'Antoine fait part de son malaise actuel face au politique, Da. Q. cite cette belle image : le loup se moque de l'oiseau qui de son petit bec jette de l'eau sur l'incendie, nous ne sommes au fond que des gouttes d'eau dans l'océan mais ce n'est pas une raison valable pour ne rien faire.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 738, § 14
Dimanche 5 février 2012
Aujourd'hui dimanche. Belle embellie.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 739, § 15
Lundi 6 février 2012
J’attaque aujourd’hui la lecture de Visites aux paysans du Centre (1935) de Daniel Halévy, qui s’ouvre sur cet avant-propos, si beau :
« J’ai publié, sous ce même titre, en 1922, les « Visites » de 1910 et de 1920. Je leur ajoute aujourd’hui les visites de 1934.
Elles resteront les dernières. L’âge clôt mes horizons et ceux de mes amis ; c’est donc un adieu, un adieu à des demeures, à des arbres, à des êtres, qui termine ce livre.
(…)
Cela ne résoud aucun problème, sans doute, et je ne me suis jamais promené dans un décor d’idylle. Mais les problèmes sont autour, et il y a ceci qui est au cœur : les demeures, les arbres et les êtres. »
Ca promet !
Dans notre association Arrimage, il y a un photographe qui voudrait développer le versant photographique, concrètement en organisant périodiquement des « soirées photo ». Je n’y connais rien à la photographie mais j’ai trouvé très prenantes les photos de Pierre Toussaint vues à Arles et ses séries « Métronome » et « Visée » visibles sur son site (www.pierretoussaint.be). La première de « Visée » saisit ce qui a été mais qui n’est plus, la dernière de « Métronome » tout un pan de la féminité. Et il y a de l’écho entre les photos d’une même série, de ces échos qu’on savoure comme un bon chocolat à plusieurs palliers. Séries sans trop, pas de peu, assez justes au fond.
Les pistes entrouvertes ce week-end résonnent en moi, mi-amusé mi-agacé. Je repense aux discussions politiques de samedi soir et aux difficultés de les rendre effectives, en particulier quand il s’agit de nous organiser pour agir, parce que chacun a ses envies, ses incarnations, et ses démons. Il n’y a qu’au cinéma qu’on réalise avant de projetter, et nous nous en sommes bien rendu compte. Wait and see, nous verrons bien où ça nous mène.
A n’en pas douter, je plongerai ce soir dans un sommeil lourd et profond.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 740, § 16
Mardi 7 février 2012
Nous avons visionné ce soir des films proposés pour le festival « Territoires en images » qu’organise notre association Arrimage en mars prochain. Nous n’avons pas trouvé de pépite, mais nous avons vu du pays, entendu du créol, et mené des discussions contradictoires. M., d’humeur frondeuse, m’a fait bien rire.
En sortant, nous avons été tout supris par la neige qui avait recouvert le sol, donnant lieu ambiance féérique, surréaliste. Mon retour en vélo en a été compliqué, avec des taxis qui continuaient de rouler vite, des voitures butées sur des poteaux ou des accotements, et une sdf riant sur un trottoir. Je me suis retourné et j’ai vu le petit sillon de mon vélo, vite recouvert par la neige qui tombait dru. Heureusement celle-ci n’avait pas encore surchargé la chaussée et j’ai pu atteindre la petite antre accueillante où je dors. En me couchant et en tirant la couette par-dessus mes épaules, je repense à cette traversée de l’Europe à pied vers la fin de la seconde guerre mondiale que Primo Levi raconte dans Maintenant ou jamais (1984) - captivant mais moins connu que le classique Si c’est un homme (1947).
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 741, § 17
Mercredi 8 février
Lointaine résonance au "qu'est-ce qu'écrire ?" qui nous taraude depuis quelques jours, Hubert Nyssen écrit dans ses carnets le 12 octobre 2006 :
"Ecrire comme on respire, quelle blague ! Ecrire, c'est tous les jours apprendre et réapprendre à écrire. Et ainsi découvrir qu'en déplaçant un mot ou en modifiant une phrase on change la disposition dans laquelle on voyait le monde".
Par-delà ces abstractions, ne pas oublier la trame et le tragique.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 742, § 18
Jeudi 9 février 2012
Nous avons poursuivi aujourd’hui les visionnages pour la sélection de films du festival « Territoires en images », dont le thème est « Territoires ». A la thématique du meurtrier tremblement de terre d’Haïti (janvier 2010), déjà présente l’autre jour, s’est ajoutée celle du chamanisme. Heureusement, l’intérêt du cinéma documentaire réside moins dans les sujets, qui en l’occurrence m’étaient assez étrangers et lointains, que dans des alliances réussies ou ratées de sons et d’images.
Je me demande si certains films que nous visionnons ces jours-ci ne nous jettent pas en patûre la réalité comme si elle se suffisait à elle-même. Mais il est tellement difficile ne serait-ce que de faire un film que les Gracques du documentaire leur pardonneront ; le territoire du cinéma documentaire est si calfeutré, subtile et polymorphe - il faut « parvenir à recréer de l’expérience humaine » (Luc Dardenne), et ce n’est pas forcément facile.
Quand je regarde les films de documentaristes comme Van der Keuken, Cavalier, Lehman, Smolders, ou Marker, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils ont vécu, habité, leurs films qui ne sont au fond que des bribes de leur cinéma, tout comme les grands romanciers ont des romans inachevés et des livres sur leur table de chevet. Ils ne nous ont livré à nous spectacteurs qu’une partie de leur œuvre, le reste est encore hors-champ.
J’ai rejoint mon amie M. P. à Odéon où nous nous sommes réchauffé dans un café assez désuet et défraîchi, mais résolument sympathique. Le chocolat chaud était fait à l’ancienne avec du vrai chocolat fondu dans du lait. Nos retrouvailles furent également sympathiques après trop longtemps sans nous voir, chacun embrigadé dans la vie et ses chemins de traverse. Elle s’interroge sur son avenir professionnel, à l’image de toute une génération qui, face au déclin progressif mais bien réel des cinémas, des librairies, et des journaux, se demande de quoi elle va bien pouvoir vivre. Et le moins qu’on puisse dire est qu’on ne voit pas encore clairement comment l’« économie de la connaissance », dont on nous vante tant les mérites et qui justifierait nos années d’étude, va nous tirer de là.
Puis je vais écouter un cours de Gilles Kepel sur les révoltes arabes, dont la séance du jour est consacrée à la Tunisie – petit pays qui me tient à cœur. C’est là-bas qu’a commencé le soulèvement, sans qu’aucun effet domino ne puisse être invoqué pour l’expliquer.
Le cours fut passionnant parce que le professeur a manifestement une connaissance intime, de première main, des pays arabes. Je l’ai notamment senti à son intonation et aux traductions tout en finesse des mots arabes qu’il prononçait, et je sais combien il est difficile d’apprendre cette langue où un « rhhhha » n’équivaut pas à un « rhha ». Il a repris la définition que Marx donne au mot « révolution » dans Le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte, comme « moment d’enthousiasme » où différentes classes sociales mettent de côté leurs intérêts particuliers pour s’allier et faire ainsi tomber le régime en place. Le schéma qui voudrait que la bourgeoisie tunisienne se soit alliée avec le peuple pour faire tomber le dictateur Ben Ali est séduisant, mais reste pour l’instant à prouver. (à suivre)
Je suis tombé à la bibliothèque sur cette citation, qui m’a cassé la tête :
« Abstraitement une coincidence entre le sens total dont une société est porteuse et cette société elle-même en tant qu’elle aurait surmonté en son sein l’hétérogénéité des points de vue et la divergence des intérêts est pensable. Mais de fait elle est exclue si on vise par là une transparence de l’action historique ; et cela non seulement pour des raisons sociologiques (…) mais plus profondément en fonction du décalage toujours présent entre l’ordre vrai et le contenu immédiat de toute existence »_ Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme, cité par Bruno Karsenti, Phénoménologie et sociologie (puf, 2001), p. 229.
Malgré cette construction laborieuse et ambigue, je me suis demandé si l’auteur ne traitait pas de l’impossibilité, pour une conscience individuelle, de rendre compte de ce qui l’entoure.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 742-743, § 20
Vendredi 10 février 2012
La septième séance de notre séminaire autogéré « Approche Pluridisciplinaire de l’Economie » qui a eu lieu l’autre jour s’est bien déroulée. Béatrice Hibou avait accepté de venir, dont les travaux sur la Tunisie nous avait passionnés et dont le parti pris de mettre les pratiques économiques au centre des rapports de domination nous avait enthousiasmé. Elle s’est avéré d’une grande gentillesse, a précisé quelques aspects de son approche de la domination, parlé un peu de la révolution tunisienne (ce n’était pas la préoccupation centrale de la séance), et expliqué combien ses recherches en Afrique avaient joué un rôle important dans son parcours. Malgré tous ces points positifs, plusieurs participants ont critiqué après coup l’aspect trop théorique de ses dires, car ils ne voyaient pas bien comment ses réflexions pouvaient s’appliquer empiriquement. Soit.
Il est de ces journées où rien n’est possible, rien ne fonctionne, rien ne tourne comme cela devrait. Elles sont particulièrement fâcheuses s’il s’agit de jouer un match de coupe où qui perd sort (« Bande de nouilles, aujourd’hui de toutes façons vous n’avez rien dans l’cul » hurla l’entraîneur à la mi-temps), un exposé devant un public pas encore conquis, ou un rendez-vous serré. Dieu merci, tel n’était pas mon cas aujourd’hui. Il n’empêche, la journée fut maussade et ni une goulue pâtisserie ni une petite balade ne parvinrent à la remettre sur de bons rails. Peut-être est-ce à mettre sur le compte du trop-plein de ces derniers jours qui ne m’ont pas laissé indemne – comme un soufflé qui retomberait en sortant du four.
Je pensais me coucher tôt en prévision d’un week-end de visionnages intense, mais nous sommes allés S. et moi voir « Une bouteille à la mer ». Le film se passe entre Jérusalem et Gaza et repose sur de grosses ficelles du conflit israélo-palestinien.
Cela faisait un petit moment que je n’avais pas mis les pieds dans un cinéma de grande distribution, et j’ai été vraiment surpris et fasciné par la résolution graphique et la qualité des images, en grande partie de synthèse, qui défilaient sous nos yeux lors des bandes annonces. Quel pognon n’a-t-il pas fallu investir là-dedans pour parvenir à de tels résultats ! Le contraste est saisissant par rapport aux petits moyens du cinéma documentaire, avec nos petites caméras, nos petits micros, et nos grands bras.
Apeuré au début par la perspective d’un film convenu sur ce sujet rebattu, je suis petit à petit entré dedans. J’ai reconnu quelques mots d’arabes, « stenna chouia » (attends un peu), « aslama » (au revoir), et l’impressionnant « Allah ouakbar » diffusé dans les mégaphones des mosquées palestiniennes.
Surtout j’en sors confirmé dans cette idée que dans ces pays du sud, « chacun fait, littéralement, comme il peut » et se débat avec des éléments qui le dépassent. Cela vaut chez nous aussi, bien sûr, et les logiques et les mécanismes à l’œuvre sont peut-être voisins, mais ils s’effectuent pour l’instant de manière plus feutrée. Et de ce fait, quand on va là-bas, c’est quand même et avant tout un ébranlement.
Une scène de frappe aérienne sur une famille palestinienne de Gaza le symbolise à l’extrême : les mères protègent leurs enfants du mieux qu’elles peuvent, chacun se planque comme il peut, les femmes crient « Allah ouakbar, Allah ouakbar », les hommes barricadent les portes, tandis que les jeunes hommes s’élancent au-dehors chercher des secours pour les premiers blessés. On se tient les coudes et on est dans l’action, parce qu’il n’y a pas le choix.
D’une certaine façon, cela m’a renvoyé à la Tunisie, où il s’agit moins de mort immédiate que de destinées sociales. Certains diront que c’est de moindre importance, mais pas besoin d’avoir lu Pierre Bourdieu ou Œdipe-roi pour savoir que ces questions de destinées peuvent aussi soulever les foules. Or, face à un marché du travail sans emploi, les parents soutiennent leur progéniture comme ils peuvent, jouant des atouts qu’ils ont dans leur manche et combattant ceux qu’ils n’ont pas. Les enfants essayent de « saisir des opportunités » et de s’accrocher sur les bancs de la fac. La famille se tient les coudes. Et advienne que pourra, « il était une fois la révolution ». (à suivre)
Enfin, j’ai aperçu le remue-ménage que la politique de l’Etat hébreu créait au sein des familles israéliennes. Les enfants se retournent contre leurs parents en demandant des comptes, comme les Allemands dans les années 1960-1970 contre les Nazis, ou aujourd’hui les enfants de 68-ards demandant comment leurs parents ont pu gober si facilement la libéralisation financière des années 1980… (à suivre)
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 743-744, § 21
Samedi 11 février 2012
Ce jour nous avons poursuivi nos visionnages pour le festival d’Arrimage qui aura lieu les 16 et 17 mars prochain et dont l’échéance se rapproche donc à grands pas. Beaucoup de films nous ont inspiré des « dommage » souvent assortis de suggestions de ce qu’il aurait fallu faire pour que ce soit « intéressant » (« il aurait fallu plus creuser ceci, cela, … »). Tantôt c’est la technique, rien de pire qu’un mauvais son ou une image tressaillante, tantôt ça manque de questionnements, ou encore le fond et la forme qui ne se rejoignent pas. Je m’interroge sur ces réflexions aussi naturelles qu’inutiles, d’abord parce que le film existe tel qu’il est, parmi tous les autres possibles contenus dans les rushs et parmi toutes les autres manières dont il aurait pu être réalisé, et surtout parce qu’il y a sûrement de bonnes raisons pour qu’il soit ainsi et pas autrement. Reste l’intérêt d’entendre ce chorus d’idées alternatives lancées sans conséquence, et dans lesquelles chacun peut faire son marché.
« J’y suis allé « en mode » cool », « J’y suis allé « en mode » « allez, aidez moi quoi ! » », « il est revenu « en mode » blasé », « je suis « en mode » gros stress » etc etc. Eh bien à moi il ne me plaît pas ce « en mode » parianissime, comme si on pouvait changer de modes si facilement, comme si chacun était une pâte maléable déclinable à l’infini whatsoever. Je me demande si je ne préfère pas, au contraire, les unimodaux d’un seul tenant, peut-être un peu plus rigides mais au fond infiniment plus francs et solides face à l’extravagance du Monde.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 745, § 22
Dimanche 12 février 2012
Que vive le cinéma documentaire ! Aujourd’hui nous l’avons retrouvé après les projections décevantes d’hier, et il nous a régalé de pépites… Montrer les rouages du social, donner à voir les pratiques clientélistes d’un maire délirant, pointer l’absurdité du monde, toucher la poésie, mêler introspections subjectives et déroulé du monde, tout y est passé ! Je me couche la tête pleine de situations, d’images, et d’entremêlements sonores.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 746, § 23
Lundi 13 février 2012
Je me lève ce matin d'un bon pas, et pas seulement parce qu’on est lundi : j'ai trouvé au prix de quelque accrochage et mésentente le temps d'aller passer quelques heures à la bibliothèque de Beaubourg, chose que je n'ai plus faite depuis longtemps, plaisir de la vie retrouvé après tant d'au-delà. Les mauvaises langues diront que cet allant pour la culture livresque n'est qu'un refuge face à la dureté du monde. Je ne le crois pas, mais même en admettant que ce soit vrai, qu'importe ! Plaisir de ne pas être perdu dans une grande bibliothèque pleine de rayonnages et de cotes occultes d'ouvrages non moins obscurs - sentiment patiné par l'usage et qui n'en est que plus doux.
Je me souviens du temps où, arrivant en hypokhâgne à Paris, les provinciaux et certains lointains banlieusards ne connaissaient pas encore les librairies, bibliothèques et ouvrages qui constituent les références idoines : dans un premier temps, plus ou moins long, les élèves qui viennent des grands lycées parisiens du quartier latin avaient une longueur d’avance et profitaient de ces connaissances qui, “bien évidemment”, leur semblent aller de soi…
L'ouvrage que je viens consulter, car je pourrais soutenir l'idée qu'on ne vient pas en bibliothèque sans savoir même vaguement ce que l'on va y lire, porte sur la transition démographique en Tunisie.
Dans beaucoup de pays, d’abord la mortalité et la natalité/fécondité sont élevées avec une population stable, puis en lien avec le « développement » la mortalité baisse et la fécondité/natalité décroissent mais avec un certain retard de sorte que la population s’accroît fortement pendant un certain laps de temps, enfin la mortalité et la natalité/fécondité se stabilisent à un bas niveau engendrant une croissance démographique faible (population stabilisée).
Dit ainsi c'est assez plat mais il faut s'imaginer tous les changements profonds que charrie un tel processus : meilleur traitement des maladies, éducation scolaire accrue des citoyens, contraception et modification des rapports hommes/femmes, etc.
La Tunisie ne fait pas exception, bien que cette évolution y ait été accomplie avec une promptitude et une précocité sans égales dans le monde arabe, sa transition démographique commencée dans les années 1960 étant aujourd'hui finie. Comment ne pas établir de liens entre cette donnée macrosociale et ces jeunes manifestants enfants de la transition démographique qui portèrent la révolution de 2011 ? Difficile, difficile, mais passionnant.
En bon petit archiviste besogneux, je collecte des séries statistiques au long cours, avec l’espoir résolu, mais peut-être vain, de saisir par là tout un siècle de démographie tunisienne. (à suivre)
En mentionnant cette importance de la contraception, je ne puis m'empêcher de penser à la romancière Annie Ernaux, née en 1940, qui a si bien décrit pour toutes les femmes de sa génération le passage de rapports sexuels toujours susceptibles de mener à une grossesse non-désirée à des rapports pleinement libérés par la pillule contraceptive. Nous les jeunes trentenaires du jour avons du mal à imaginer cette période où le sexe était périlleux pour la femme qui risquait de se retrouver enceinte, qu'elle le veuille ou non. Par contre, nous mesurons au quotidien les dommages collatéraux, pour ne pas dire les nouveaux désordres, que cette géniale libération a accompagné et instillé dans les couples et dans la possibilité de vivre durablement à deux.
Mais il y va sans doute d’un mouvement plus ample qui dépasse de beaucoup la contraception ou l’avortement. (à comprendre)
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 746-747, § 24
Mardi 14 février 2012
Le sociologue Howard Becker écrit dans Comment parler de la société :
« Le truc, quand on observe, c’est d’être curieux de choses que l’on n’avait pas encore remarquées ».
Il met ainsi le doigt à sa manière sur la difficulté de percevoir les « rouages du social », le « comment les choses se passent », les éléments et les ressorts sur lesquels il eût fallu jouer pour changer le cours des événements.
D’où l'importance de laisser une chance à ces personnes qui nous font voir au jour le jour ce que nous n’aurions pas vu autrement.
M. m’explique que les bâtiments du campus universitaire ont suivi le cours de l’histoire. Les très anciens des années 1960 sont remplis de petites chambres individuelles de même taille. Ceux du bâtiment postérieur sont constitués de chambres de taille légèrement variable, articulées autour de kitchenettes collectives. Les derniers construits, tout neuf, sont composés de chambres individuelles soit très grandes soit très petites. Faut-il y voir une allégorie architecturale de l’histoire de nos sociétés depuis une cinquantaine d’années ?
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 748, § 25
Mercredi 15 Février 2012
J’assiste aujourd’hui, au détour d’un café, à une discussion portant sur les « junior entreprises ». Celles-ci sont des entreprises hébergées par des institutions universitaires, principalement des grandes écoles, et auto-gérées par des élèves de l’établissement qui répondent ainsi à des appels d’offre, gèrent leur budget, et proposent aux autres élèves des jobs apparemment « bien payés », car il s’agit d’une main d’œuvre qualifiée à bas prix puisque encore en étude. Sans surprise, les plus grosses junior-entreprises de France se trouvent dans des (très) grandes écoles parisiennes comme HEC, l’Ensae, l’ESSEC etc.
E., bien engagée dans la « J-E » de sa fac, loue cette initiative qui lui fait rencontrer les autres étudiants, apprendre plein de choses de la profession à laquelle elle se destine, et gagner de l’argent : « c’est tout benef’ ». Mais pendant qu’E. insiste sur ces bienfaits, Pilou-à-l'esprit-tordu, qui étudie dans une fac où il n’existe pas de junior-entreprises, suggère que celles-ci concurrencent peut-être d’autres petites firmes ou bien remplissent la tâche de travailleurs au chômage - qui pourraient faire ce travail mais dont personne ne veut payer les charges sociales. Autrement dit, il émet l’hypothèse que ces junior-entreprises, grâce à une législation favorable, feraient une concurrence déloyale à certaines entreprises et travailleurs.
L’heure de reprendre le travail a coupé court au débat, achevé sur cette réflexion que peut-être certaines grandes écoles étaient contraintes de freiner l’ardeur de leurs troupes motivées tandis que même à gros coups de subventions la junior-entreprise de telle fac déshéritée périclite – comme si au fond les « différences sociales » faisaient la pluie et le beau temps des institutions.
Ne connaissant rien au monde des junior-entreprises, je serais bien incapable de prendre parti dans cette affaire, mais c’est le contraste des raisonnements qui m’a frappé, l’un louant une initiative profitable pour ceux qui y participent, l’autre posant la question des perdants et des avantages donnés à ceux qui en ont déjà.
Et, coïncidence amusante, je me suis demandé si c’était un lointain écho à ce que Dominique Goux et Eric Maurin écrivent dans « Les nouvelles classes moyennes » (Seuil, 2012) : « En fin de compte, les classes moyennes s’accomodent d’une société jugée injuste par une grande majorité de ses membres, mais où chacun, pris individuellement, est un agent actif de la continuelle reproduction de la pauvreté et des inégalités. Comment pourrait-il en être autrement, puisque, dans une situation de compétition généralisée, les classes moyennes tirent plutôt bien leur épingle du jeu ? » (p. 15).
Mais ce serait trop facile d’adopter ainsi comme si de rien n’était la lourdeur sociologique aux dépens de la poésie, aussi : ___.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 749, § 26
Jeudi 16 février 2012
C’est bien simple : chez J., tout était bouché, « tout, tout, tout », l’évier de la cuisine, l’évier pour se laver, et les toilettes ! En ce genre d’occasion le choléra arrive à grands pas. La petite voisine indienne, avec qui J. partage sa cuisine, n’en était pas particulièrement touchée mais regardait la chose avec dégoût. Voyant que déjà ce n’était plus de notre ressort, nous avons appelé les secours pour empêcher les reflux de se transformer en eaux saumâtres. M. m’a dit : « Ouh là là, ils vont pas rigoler…les étudiants tu parles... » avant de s’esclaffer de rire.
Les secours ont fini par arriver, et ils n’ont pas fait les choses à moitié : ils sont venus avec une infernale machine à tuyau aspirant qui de sa puissance rugissante a fait vibrer toutes les canalisations au bord de la rupture. Mais rien à faire ça ne passait pas. Le mec a dit qu’il n’avait jamais vu ça, qu’il y a sûrement quelque chose de calé au fond, une grosse boule qui ne veut pas remonter ou quelque chose du genre. Nous pouvons ainsi nous répandre en supputations audacieuses jusqu’au prochain épisode. Je vois encore M. se pencher sur l’évier en disant « Oh là là » avec tout l’effroi rieur dont il est capable. Bref, nous avons bien ri, dans un mélange d’auto-dérision et de moquerie.
J’en profite pour remettre en route mon petit vélo, après la journée d’hier passée dans un désagréable entre-deux entre bander son arc et se reposer. Les journées s’enchaînent à vive allure et je voudrais les arrimer avec un grand lasso.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 750, § 27
Vendredi 17 février 2012
Je lis aujourd’hui l’article « La Tunisie, pays émergent ? » d’Hamza Meddeb (Sociétés politiques comparées, n°29, novembre 2010, disponible sur www.fasopo.org ) et y découvre des éléments et des liens que j’étais encore loin d’avoir clairement identifiés. Plaisir d’une lecture qui dénoue ce qui m’apparaissait avant comme inextricable, et qui met des mots sur ce qu’on sent de manière confuse – tout en utilisant comme points d’appui des références connues du petit monde des sciences sociales françaises (Jean-Pierre Duran, Béatrice Hibou, Michel Foucault, Howard Becker, Stéphane Beaud).
Ainsi la notion de gouvernance a-t-elle été introduite par de grandes institutions internationales (Banque Mondiale, FMI…) suite aux difficultés sociales et politiques rencontrées dans les pays auxquels elles imposèrent leur dogme « libéral » (baisse du budget de l’Etat et donc de ses « leviers d’intervention », ouverture des frontières, privatisation des services publics qui ne recrutent plus, libéralisation des échanges…). Je me demande dans quelle mesure la révolution tunisienne est issue de cette trajectoire suivie cahin-caha depuis une quarantaine d’années. (à suivre)
De là découlerait cette manière de concevoir le rôle social des Etats comme exclusivement centré sur la « lutte contre la pauvreté » et la « garantie d’un environnement favorable aux affaires » (p. 6) - peu importe le travail, l’égalité et autres notions farfelues.
Or, adopter cette approche ne revient-elle pas à couper la chaîne logique qui relie intimement la richesse des uns à la pauvreté des autres ? Faut-il y voir une parenté avec cet essor des nouvelles méthodes statistiques qui tatônnent pour trouver des « remèdes » à la pauvreté sans trop se poser la question de son origine ? Est-ce qu’il s’agit vraiment de concevoir l’Etat comme un pur garant du bon fonctionnement du marché et comme palliatif pour ses perdants, comme le veut le libéralisme le plus basique ?
Autant d’hypothèses et de questions qui furent soulevées et débattues lors d’une séance de notre séminaire autogéré (cf. http://www.sites.google.com/site/pepseconomie/seminaire, séance du 16 novembre consacrée aux évaluations aléatoires).
Nous les avions aussi approchées, hélas de trop loin, à la lecture des écrits de Rawls, dans lequel nous avions trouvé un père philosophique de cette manière de concevoir le monde en termes très individualistes et rationnels, qui iradie aujourd’hui de tout son poid l’approche des problèmes économiques.
Mais dans ce genre d’entreprise, quelle difficulté pour concilier légèreté, rigueur et sens critique !
J’avais justement assisté la veille au séminaire du CREST où était discuté le livre Les nouvelles classes moyennes de Dominique Goux et Eric Maurin (Seuil, 2012) déjà mentionné ici. Et de lourdeur, il en fut question, car ils montrent données chiffrées à l’appui la très forte stabilité statistique des « catégories sociales » de la société française : peu de déclassements, peu de « montées de l’échelle », fixité collective des destinées sociales. A noter, les agriculteurs ne représentent plus que 2% de la population active française – même en imaginant qu’ils sont surreprésentés dans les zones rurales, ça reste peu. « Pour le coup », quel changement rapide avec les siècles passés où ceux qu’on appelait les paysans étaient le cœur du pays !
Heureusement, U. E. est là pour me sortir de ces maniements statistiques où on a parfois l’impression de jouer au petit chimiste, et m’offrir un livre d’haïku dans lequel je me plonge immédiatement :
« La rivière d’été
Passée à gué, quel bonheur
Savates à la main »
Buson
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 751, § 28
Samedi 18 février 2012
Aujourd’hui, découverte d’un singulier écho à la réflexion sur le « chacun pour soi et advienne que pourra » :
« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n’est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots. Oh, le pauvre perdu qui, devant sa table, se console avec des mots, devant sa table et le téléphone décroché, car il a peur du dehors, et le soir, si le téléphone est décroché, il se sent tout roi et défendu contre les méchants du dehors, si vite méchants, méchants pour rien. »
(Albert Cohen, Le livre de ma mère, incipit).
Si concis et si bruissant pourtant, si suggestif et si succinct à la fois, non ? Ah là là, on se paie facilement de mots.
Hier je discute avec M. E. de ses perspectives d’études et de métier, et nous déplorons qu’il soit si difficile d’intercaler des années de stage, d’ouverture, de voyage au cours de nos études supérieures – comme c’est le cas dans d’autres pays, par exemple en Allemagne. Au contraire, chacun fonce du plus vite qu’il peut pour finir ses études et trouver un travail, souvent pour une apparente bonne raison : sortir de la dépendance financière des parents.
Mais c’est oublier que, même en admettant cette configuration discutable, un étudiant sortant de cinq ans d’étude ne sait finalement pas grand chose et se trouve bien mal préparé au « monde du travail ». Dans quelle mesure serait-ce différent si nos parcours universitaires étaient bardés de périodes avec d’autres enjeux que réussir des examens ? Du coup, nous sommes sommés d’acquérir cette expérience…pendant nos vacances, en faisant des stages de quelques mois par définition mal rémunérés. Et beaucoup acceptent cela avec docilité comme si cela allait de soi.
En voyant grâce à S. une mise en scène d’ « Un air de famille » écrit par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, je repense à cette vidéo où on les voit répondre à des étudiants en cinéma et faire état en public de leurs réflexions, de leurs doutes, et de leurs préoccupations : mimique de celui-ci pour un micro apparemment mal réglé, mèches bleutées de celle-ci, l’ « ennui » évoqué par Bacri comme source d’inspiration commune, le chic gouailleur de Jaoui. C’est comme s’ils s’étaient répartis les rôles, ils jouent l’un avec l’autre et se renvoient une balle qu’on n’aperçoit que par éclairs, en haute voltige tout en étant presque sûrs de retomber sur leurs pattes, manière de maîtriser sans contrôler. On sent un duo de feu, à la vie à la mort, va je ne te hais point. Potentiellement Bacri et Jaoui c’est vous et moi, sauf qu’ils sont mine de rien hauts dans le ciel. A 25 ans, jamais encore je n’ai pu atteindre cela avec une complice. Enfin, que je me rassure, Bacri avait 40 ans quand il a rencontré Jaoui.
Et eux, toujours très cools et bravaches, de renvoyer gentimment les étudiants dans les cordes à propos du ton, du regard, et de l’importance du non-dit dans l’écriture – puissance d’évocation à laquelle les acteurs de la pièce vue à la comédie des trois bornes ont tenté d’être fidèles.
Nous visionnons Da. Q. et moi quelques rushs de notre tournage tunisien avant de regarder « Vacances prolongées », le dernier film de Johan Van der Keuken (1999) – oeuvre admirable et macabre qu’il réalise en se sachant gravement malade. (à suivre). Cela ne nous empêche pas de sortir ensuite sous la pluie, occasion muette de se dire que décidément nous aurons affronté ensemble des climats variés, pour retrouver deux copines rencontrées aux états généraux du documentaire de Lussas (affaire classée sans suite).
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 752-753, § 29
Dimanche 19 février 2012
Dans le quartier, le calme du matin a remplacé la faune du samedi soir, dont une amie dépoitraillée et vautrée dans le canapé me rappelle l’existence, amenée là par l’écume d’une soirée sans doute bien arrosée. Peut-être un signe des temps, il s’avère impossible de trouver un kiosque à journaux, et les deux que j’aperçois sont fermés, donc pas d’ « Equipe » pour m’accompagner prendre le café à une terrasse.
Du coup, j’en profite pour finir Le silence des communistes (Vittorio Foa/Miriam Mafai/Alfredo Reichlin – éditions de l’Arche), petit ouvrage où il est question de revirement historique, d’engagement, et d’incertitudes : un jeune écrit à des aînés communistes et leur demande des comptes et des conseils. Mais que que leurs réponses sont bien pensantes, comme s’ils étaient les seuls au monde à s’interroger, comme si poser de vaines questions sans rien résoudre faisait avancer les choses ! Je ne sais pas non plus de quelle honnêteté se pare cette manière dogmatique de se référer uniquement à des auteurs communistes, moment où la solidarité avec des camarades bascule dans l’esprit de corps. Je connais mal l’histoire du parti communiste italien (PCI), paraît-il si particulier et important, mais je suis étonné que le nom de Bordiga n’apparaisse pas, qu’on m’avait présenté comme un des fers de lance de la mouvance communiste italienne.
Selon Miriam Mafai, « Dans le siècle que nous avons derrière nous, les réformistes se sont employés à « civiliser » le capitalisme, alors que ceux qui voulaient le renverser ont été vaincus par l’Histoire » (p. 35).
Je poursuis cette balade dominicale avec cet haïku du 4 décembre 1977 que j’envoie en clin d’œil à un camarade que je sais passionné :
« Patinoire
Le prêtre en sabots
L’inaugure »
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 754, § 30
Lundi 20 février 2012
Je relis aujourd’hui les tout premiers articles du « Figaro », du « Monde » et de « Libération » parus sur la révolution tunisienne depuis l’immolation de Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010. La première mention paraît respectivement dans Libération le 21 décembre 2010, dans le Monde le 28 décembre, et dans le Figaro … le 7 janvier 2011, qui n’avait donc manifestement pas très envie d’en parler. Le sujet reste assez assez peu couvert dans ces quotidiens jusqu'au 5 janvier (uniquement 5 articles), moment où le mouvement prend de l’ampleur en raison notamment de la fin des vacances scolaires.
Le 3 janvier 2011 paraît dans « Libération » un billet de l’actuel président de la République, Moncef Marzouki, invitant l’Europe « à ne plus soutenir le clan Ben Ali ». Il y explique pourquoi la Tunisie était soutenue par les puissances occidentales :
« Qu'est-ce qui explique que des démocraties occidentales, surtout européennes, appuient un tel régime ? Cinq raisons peuvent être avancées : 1) le régime s'est présenté comme un rempart contre l'islamisme; 2) il a joué le rôle de supplétif fidèle dans ce que l'Occident appelle «la lutte contre le terrorisme»; 3) il s'est soumis à toutes les règles et à tous les dogmes de la sainte Eglise néolibérale; 4) il entretient avec l'Etat d'Israël les meilleures relations; 5) il joue un rôle important dans la protection des frontières sud de l'Europe en barrant la route à l'exode de la misère des Africains subsahariens. »
Le dimanche 9 janvier 2011, le ministre de la culture français, Frédéric Mitterrand, trouve le moyen de déclarer aux micros de canal + : «Il y a une opposition mais qui ne s'exprime pas comme elle pourrait s'exprimer en Europe. Mais dire que la Tunisie est une dictature univoque [...] me semble tout à fait exagéré. ». Déclaration qui détonne quand on sait que le même réalisa un film documentaire tout en voix-off et prises de vue bien ficelées, « Lettres d’amour en Somalie » (1981, 1h40), dans lequel il dénonce plutôt la dictature somalienne de l’époque. Mais à chacun de nous nos périodes, nos contradictions et nos revirements.
Suite des titres des quelques articles du « Figaro » : « La Tunisie s’installe dans la crise sociale sur fond de manifestations à répétition » (7 janvier) ; « Affrontements violents en Tunisie » (8 janvier) ; « Ben Ali dénonce les émeutiers et résiste au pression » (11 janvier) ; « Les troubles gagnent la capitale Tunis : Ben Ali impose le couvre-feu » (13 janvier) ; « Le retour des touristes français s'organise tant bien que mal » (13 janvier) ; « Jours de rage à Tunis » (14 janvier, fuite du dictateur Ben Ali) ; « Jean-Jacques Annaud dans la tourmente tunisienne » (15 janvier, lequel était en tournage là-bas) ; « Le nouveau pouvoir tunisien face à l’inconnue islamiste » (17 janvier).
A quoi « Libération » offre un contre-point par « Tunisie, la colère est dans la rue » (5 janvier) et « Le Monde » par « La Tunisie connaît depuis trois semaines des troubles sociaux sans précédent » (7 janvier)…
En tout cas, dès le départ les trois quotidiens ont insisté sur la dimension « sociale » des revendications des manifestants des régions de l’intérieur des terres.
Le soir, dîner simple et convivial chez l’ami D. O. avec quelques anciens camarades du GENEPI (Groupe Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées), où il est question de l’actualité du groupe dont ils ont passé les rênes, de nos nouveaux engagements respectifs que tous autour de la table ne manquent pas de porter, et de nos espoirs. Certains ont des projets plein la tête, d’autres marquent le pas, d’autres encore se demandent ce qu’ils vont faire avec leur vie et leurs réseaux tissés pas à pas.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 755-756, § 31
Mardi 21 février 2012
Aujourd’hui nous allons voir Da. Q. et moi l’exposition « Dégagements » à l’institut du monde arabe, où sommes reçus comme des malpropres par un service de sécurité et des caissiers qui nous prennent de très haut.
Mais j’ai trouvé dans l’exposition, consacrée à la Tunisie, quelques réflexions qui m’ont nourri.
A commencer par celle menée par Wassim Ghozlani à propos de l’objet carte postale, « image simplificatrice » et « vision idéalisée » :
« En tunisie, et durant l’ancien régime, la carte postale rassurre et compense la misère quotidienne, elle enjolive pour séduire. Elle ne dit rien, ou toujours la même chose, elle nourrit obsessionnellement l’imaginaire qu’elle a créé, une sorte de « Tunisie comme havre de paix et de prospérité », à base de chameaux, de palmiers, et d’autres images folkloriques, qui amènent les habitants et les visiteurs à se détourner des réalités du pays. Ce dernier, fait de routes non revêtues, d’habitations archaïques et de petits villages oubliés, est banni de la représentation ». Les représentations sont toujours l’objet de luttes, et j’y ai donc lu une prise de position.
En Tunisie, il existe une loi qui défend aux habitants d’importuner les touristes et les gardes nationaux avaient pour consigne de ne pas arrêter les voitures de location touristiques, reconnaissables de loin à leur plaque bleue. C’est grâce à de tels stratagèmes que des millions de touristes ont pu, pendant des années, se rendre en Tunisie comme si de rien n’était – toujours cette question de « savoir s’ils savaient » où ils mettaient les pieds et dans quelle mesure leur venue faisait caution pour la dictature. Quant à nous, jusqu’à quel point allons-nous réussir à donner une image du pays moins formelle que celle des cartes postales ?
Hichem Driss soulève quant à lui la question de la place des homosexuels, des prostituées, des libres penseurs et des marginaux en général, qui occupent comme partout une position assez précaire en Tunisie. Il s’attaque ainsi à une chappe de béton, car ces questions de mœurs et de libertés sexuelles ont pour l’instant assez peu émergé en tant que revendications révolutionnaires.
Bref, ce sont ces quelques pas de côté qui m’ont plu, en contraste avec les habituels topoï sur le sujet : le jasmin, la tête de Ben Ali, l’omniprésence de la couleur rouge du drapeau national. D’ailleurs, l’expression « réseaux sociaux » était à la fête, occasion de rajouter le « réseau » à cette liste de mots auxquels on accole à tout va l’adjectif « social » …
Ce soir en ligue des champions le Napoli du sud de l’Italie accueille le richissime Chelsea de Londres en son antre du stadio San Paolo, non loin du Vésuve. Il paraît que le prix d’une place était de 100 euros – certains jamais ne perdront le nord.
J’imagine l’ambiance de feu qui doit habiter le stade, les supporters napolitains donnant toute leur mesure. Cette année Naples joue de manière très offensive, dans un 3-4-3 emmené par un inarrêtable trio Lavezzi-Cavani-Hamsik. Hélas, les droits de diffusion étant ce qu’ils sont, c’est-à-dire de plus en plus monopolisés par des chaînes payantes, je n’ai pas l’occasion de voir ce choc. 3-1 score final, ah la maestria napolitaine !
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 757-758, § 32
Mercredi 22 février 2012
Aujourd’hui je m’évade de Paris pour presque trois semaines, avec l’impression d’y avoir fait mes heures, livré des batailles, et soutenu son rythme haletant. Goodbye ces parisiennes avec des bas noirs, des manteaux bleus, et leurs bottines d’hiver.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 759, § 33
Jeudi 23 février 2012
Hier en arrivant à Chassingrimont, je file chez les 3 Frères prendre de leurs nouvelles et voir comment ils ont passé l’hiver. Cette période de soudure, où foin et paille se rarifient mais où il est encore trop tôt pour sortir les bêtes, peut s’avérer délicate.
Mais tout va bien, ils sont toujours là et les vaches aussi. L’un m’explique que vu les températures (jusqu’à -24°C à la mi-janvier, selon eux) la neige a fait comme un duvet protecteur pour les pousses de blé qui ont pu ainsi passé l’hiver, tandis qu’un autre, bien connu pour sa frilosité et sa haine de l’hiver, se remémore les sorties dans la froideur de l’aube.
Nous sommes de ces générations qui n’ont pas directement connu la guerre, mais « il ne faut pas avoir fait la guerre pour en parler ». Hugo Pratt passa celle de 1945 entre l'Italie et l'Ethiopie, et raconte comment il la vécut de manière légère et insouciante tellement elle fut terrible. Ses relations personnelles nouées dans des milieux antagonistes l'ont manifestement bien aidé. A le lire (Le désir d’être inutile, Robert Laffont, 1991), on a l'impression qu'en temps de guerre s'appliquent finalement des mécanismes similaires à ceux de tous les jours, ce sont les enjeux qui deviennent subitement plus lourds : amour, dénonciation, entraide, peuvent alors mener à la mort ou à la survie. Les guerres sont aussi des moments de diffusion, en imposant la promiscuité à des civilisations et des nationalités différentes : Pratt raconte ainsi comment les Américains introduirent le jazz en Europe.
Ca me fait penser à ce film de Johan Van der Keuken, "Sarajevo film festival film" (1993, 14 minutes), et à cette scène où des habitants jardinent sous les bombardements au loin, se bouchant parfois les oreilles et se plaquant au sol avant de reprendre leur rateau. Voilà une vraie réalité de la guerre, qui contraste avec l’idée qu’on peut s’en faire. Il faut la prendre, la caméra, pour faire ce film à l’occasion de ce festival à Sarajevo sous les bombes.
A développer : cette visite à la mission cinéma de la ville de Paris où on nous explique que, « contractions budgétaires obligent », ils essayent de maintenir à flot ce qui existe déjà plutôt que de subventionner de nouveaux projets ; ces professeurs, souvent les mêmes, qui soutiennent si peu leurs étudiants dans la rédaction de leur mémoire de fin d’étude ; la brume sur l’étang qui dégèle.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 760, § 34
Vendredi 24 février 2012
Hier soir, repas chez nos amis et éleveurs de voisins pour un anniversaire - arrosé comme il se doit, leur tradition d’hospitalité n’a pas été en reste, avec un défilé de plats délicieux, d’une douce entrée petites herbes-saumon-tapioka jusqu’à la glace au speculoos maison. Le jubilaire a reçu un jambon fumé que je me suis appliqué à découper en faisant des tranches les plus fines possibles.
Petit complément à l’histoire d’hier à propos des pousses de blé protégées du gel par la neige : les versants sud bien exposés au soleil ont paradoxalement gelé en raison précisément de la fonte de leur manteau neigeux tandis que les versants nord a priori plus froids ont survécu. Amusant pied de nez à la loi de la nature, où les plus mal lotis tirent finalement leur épingle du jeu. Cela n’a toutefois pas suffi à freiner la hausse du prix du blé enregistrée sur les marchés, suite aux anticipations de récoltes amoindries par cet hiver rigoureux.
Mais nous avons bien ri en écoutant les récits d’explosion des canalisations des uns et des autres, différentes modalités étant possibles. Il y a d’abord les radins qui,voulant à tout prix économiser du mazout, n’ont pas chauffé suffisamment : « Ah c’est sûr la cuve à mazout est pleine, mais alors dis donc le plombier a du travail pour six mois ! ». Il y a ensuite cette institutrice qui appelle un lundi matin son bon maire parce qu’elle a malencontreusement éteint le chauffage de son école durant le week-end : « J’y dis : Est-ce que chez vous vous éteignez les radiateurs en plein hiver ? Non, mais ! ». Sans oublier les farfelus qui pensaient avoir bien purgé TOUS les radiateurs de la maison : « M’enfin chéri, je t’avais pourtant dit… ».
La politique politicienne et franco-française s’est invitée malgré nous dans la conversation, mais n’a pas débordé sur de passionnants débats locaux : il fut question de marchés publics et d’appels d’offre suspects, d’alliances et de liens de dépendance entre ceux-ci et ceux-là, de jeux de pouvoir pour des brindilles, d’affaissements de terrains sur terre argileuse, de connexions entre différentes professions où les « marges bénéficiaires » des uns font les difficultés des autres, du fils d’untel avec qui j’étais à l’école et qui en prend pour vingt ans d’endettement en reprenant une grosse ferme céréalière etc.
Ah ces citadins qui prennent la campagne pour un pays de bouseux, ils ne savent pas ce qu’ils perdent !
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 761, § 35
Samedi 25 février 2012
Maurice Coyaud écrit dans Fourmis sans ombre (p. 30) :
« En plein jour j’ai vu
Une fourmi
Elle me hante cette nuit
Seishi
Les deux infinis du coup se rejoignent, microcosme et macrocosme n’ayant d’existence propre qu’en écho. D’où l’importance que prennent ici les bestioles de toutes sortes : puces, fourmis, criquets, lucioles, chenilles, escargots, grenouilles. Leur rôle est de remettre l’homme à sa place. »
Occasion de me dire que dans notre film nous n’avons pas assez filmé à ras du sol, pas assez fait de plans serrés.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 751, § 36
Dimanche 26 février 2012
Hier soir avant de sortir avec la satisfaction du travail accompli, j’ai regardé les films d’Olivier Smolders « Mort à Vignole » (1998, 25 min) et « Voyage autour de ma chambre » (2008, 26 min). Et on peut les critiquer, dire que c’est narcissique, qu’il joue sur des cordes rebattues telles que l’innocence enfantine ou la danse hypnotisante, il n’empêche que ses images sont pleines de vie, parce qu’elles s’inscrivent dans un questionnement, dans un cheminement, qui n’est pas celui du réel brut mais bien celui du cinéaste dans le monde.
Je rejoins un vieux camarade à Argenton dans un café où, une fois n’est pas coutume, je tombe sur d’anciens coéquipiers. Plaisir de se souvenir de tel ou tel épisode, d’évoquer les vies qui ont divergé et celles qui ont convergé, la mobilité dans l’immobilité.
Cet ami me fait bien rire lorsqu’il me raconte la manière dont, à cause des intempéries de janvier dernier, il a glissé avec son véhicule dans le jardin d’une dame respectable, dont il a « retourné » tout le potager. C’était à Merigo, à ce carrefour des civilisations entre la Creuse, l’Indre et la Haute-Vienne. Elle commençait « à me pourrir », m’a-t-il dit, à quoi il a répondu qu’elle pouvait toujours appeler les flics ne viendraient pas vu l’état des routes. Du coup, elle a appelé Monsieur le maire qui est bravement venu tirer mon ami de ce pétrin avec son gros tracteur à chenilles. J’imagine la scène, on se croirait dans Luky Luke 2012.
Quant à nous, une glissade sans à-coup nous amène soudain dans une espèce de boîte qui n’aurait pas fait déshonneur au gourbi que nous fréquentions à l’époque. On se serait cru revenu à nos jeunes années de voyoux ruraux. Le videur nous scrute du regard, mais les années ont passé et maintenant nous avons plus de poils, plus d’entregent, et plus d’argent. Première rencontre et discussion avec la plus belle fille de l’époque, et de loin, qui habite toujours dans la région. Nous ne nous étions jamais causé. Tiens, elle se met à parler d’ « étiquetage », de « stigmate », de « personnes qui jugent sans connaître », et je me surprends moi-même en flagrant délit d’apposition d’une image qui ne lui correspond en rien, sorte de préjugé bien loin de ce qu’elle décrit maintenant, de ses réalités et de sa sensibilité que je découvre : je me demande ce qu’en aurait penser Erving Goffman, qui a bien montré avec ses études sur l’asile comment les interactions quotidiennes mettent en jeu les étiquettes fabulées que nous nous collons les uns aux autres.
Je lis ce matin au réveil le « journal de Tunisie » de Gilles Kepel (in « Le Débat » n°168, p. 178-192, janvier 2012) où il fait état de son voyage là-bas en octobre dernier. Il raconte notamment sa rencontre avec de hauts dirigeants du parti islamiste Nahda, et en particulier avec l’actuel premier ministre Hamadi Jabali. Celui-ci a résidé dans l’énorme cité universitaire d’Antony (Sud de Paris, celle où ont commencé certains événements de mai 1968 – à suivre), lorsqu’il faisait ses études d’ingénieur dans les années 1970. Il raconte les conflits de chambrée à l’époque entre les Tunisiens islamistes et ceux marxistes-léninistes, deux formes d’extrêmisme poussées à l’exil par Bourguiba (1956-1987). Depuis lors, les seconds ont passé le rôle d’épouvantail d’opposition aux premiers.
Essayons d’imaginer un peu l’ambiance dans les cités universitaires de l’époque… Je me demande si l’insupportable chappe/pression sécuritaire qui sévit de nos jours à la cité internationale de Paris n’est pas une réaction aux débordements dans des pavillons comme ceux du Cambodge, du Maroc, et de la Tunisie, où seule la nationalité réunissait des étudiants qui transformaient leurs divergences politiques en guerres de tranchées ravageant les couloirs de l’institution.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 752-753, § 37
Lundi 27 février 2012
Aujourd’hui je pars courir sous un beau soleil d’hiver qui illumine les champs et les étangs de tout leur éclat. Une légère pointe en haut de la cuisse droite, de n’avoir pas bougé mon corps depuis quinze jours, comme un ours qui s’ébroue après l’hibernation.
Je recharge les accus avant de repartir en vadrouille, à l’assaut. Les grues passent et j’aperçois au loin le printemps, comme une ponctuation du temps qui file à toute allure, qui file, qui file.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 754, § 38
Mardi 28 février 2012
Il y a un mois, le grand réalisateur grec Théo Angelopoulos trouvait la mort dans un accident de tournage, tel Molière sur la scène.
« Paysage dans le brouillard », « L’éternité et un jour », « Le pas suspendu de la cigogne », « Voyage à Cithère », forment comme un univers où il est question pêle-mêle de frontières contre lesquelles s’écrasent des vies, de la relation qu’un adulte peut avoir avec un enfant, de personnes à qui on ne donne pas souvent la parole, de retours d’errance et de départs pour la vie, de refus obstinés et indépassables. Et on retrouve d’un film à l’autre cet attachement à la mer, à l’histoire contemporaine de la Grèce, à l’oppression politique, aux moyens de transport (bus, trains, voitures), aux scènes de mariages gâchés… Jamais je n’oublierai ses plan-séquences inarrêtables et mouvants, ses scènes presque documentaires de témoignage du monde, ses esquisses de personnages incongrus et poétiques.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 755-755, § 39
Mercredi 29 février 2012
Hier lors de mon arrivée à Besançon, j’ai repensé au match de rugby de l’équipe de France, à ce joueur écossais « découpé par Fofana » (sic), au commentateur Mathier Larteau déclarant qu’ « il n’y a pas de problème de vent, mon cher Fabien, … parce que de jeu au pied il n’y en a tout simplement pas », et à ce réalisateur de France Télévision qui s’appelle magiquement Fred… Godard ! A plusieurs reprises les commentateurs qui voient le match en direct déplorent tout le hors-cadre que perdent les téléspectateurs au montage, les petits gestes, les paroles échangées, parfois même l’ambiance générale du stade. Voilà pourquoi les vrais connaisseurs et les limiers des grands clubs préfèrent toujours juger un joueur en le voyant directement à l’œuvre plutôt qu’à la Tv, de manière à pouvoir suivre ses déplacements et son comportement quand il n’a pas le ballon.
D. G. m’accueille et me loge dans l’appartement d’une amie philosophe partie en vacances, et dont je me demande ce que je vais bien pouvoir lui laisser à la fin du séjour en guise de remerciement. Je suis épaté par la quantité de bouquins qui inondent le lieu.
Besançon me frappe par l’importance, orchestrée par une « mairie de gauche », qu’y occupe la « culture », avec ses musées d’art, ses multiples librairies, ainsi que cet énorme lieu qu’on appelle « La friche » et qui abrite des associations de danse, de thêatre, de design, et de cinéma. Je suis aussi très impressionné par la célèbre citadelle de Vauban qui surplombe la colline atennante, sorte de muraille de Chine francomtoise. Je sens D. G. en sa demeure, et beaucoup de sympathie dans les saluts qui lui sont adressés en chemin.
Nous fêtons mon arrivée avec une saucisse de Meurtau et du Savagnin, vin blanc du pays semblable à du pineau parfumé aux noix, qui accompagnent allègrement le plaisir et la réjouissante perspective de travailler avec quelqu’un que l’on apprécie.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 756, § 40