Carnet de voyage grec

 

Greek melody

 

 

Lundi 11 juin 2012

            Ca y est, c’est le départ.

Il est 4h20 du matin et je marche d’un bon pas vers la place d’Italie, sous une fine bruine asaisonnière. Les amis Da. Q. et Langelot me conseillaient de prendre un taxi mais après avoir vu « In public » de Jia Zhang-Ke d’où se dégageait une étrange atmosphère de transports collectifs chinois (train, bus, métro), je voulais voir si cette ambiance était universelle, si on pouvait ou non la retrouver dans ce noctilien qui m’emmène aux petites heures du centre de Paris à l’aéroport international d’Orly-sud.

Et bien m’en a pris, car en plus du car rempli de travailleurs dans la nuit noire et des pavés qui brillaient sous la pluie, j’ai eu droit aux effluves délicates d’une hôtesse de l’air qui se trouvait assise à côté de moi.

Ce départ vers Athènes sonnait comme l’aboutissement de plusieurs semaines d’efforts, de tensions, voire de combats, et ma foulée pour aller à l’aéroport n’en est que plus prompte.

            J’arrive en fin de matinée dans un logement bien situé, bien rénové ; les Grecques sont jolies ; le soleil et la chaleur sont de plomb.

           

 

Mardi 12 juin 2012

            Aujourd’hui j’ai revisité les articles de Stathis Kouvélakis parus dans la revue en ligne Contretemps où il raconte les mouvements de révoltes étudiantes depuis décembre 2008 à Athènes, les élections législatives chahutées de 2009, et la mise en place d’un gouvernement de « coalition nationale » selon lui acquis au néolibéralisme.

            Très bizzarement, à première vue, le pays ne semble pas en crise, tout a l’air de rouler : les transports en commun vont et viennent, un jardinier dans la benne d’un camion peine à cisailler une haute branche, beaucoup d’étudiants dans l’avenue Akademias de l’université, des marchands assis devant leur échoppe à attendre le client… Je ne vois rien, tout semble normal. Peut-être ce calme apparent est-il lié aux élections législatives du dimanche suivant.

 

 

Mercredi 13 juin 2012

            Aujourd’hui je me sens complètement vidé, à la ramasse – peut-être la tension des derniers préparatifs qui s’écroule soudainement.

Violent sentiment d’étrangeté dans une ville où je ne connais presque personne, l’alphabet que j’arrive à peine à déchiffrer, l’impression de ne rien avoir à dire ou à échanger, le « qu’est-ce que je fous là ? », l’écrasement d’une chaleur qui contraste terriblement avec la fine bruine parisienne d’avant-hier. Un peu comme Jack Nicholson dans Profession reporter d’Antonioni (2h, 1975) qui débarque au Chad. L’impression d’un grand vide, comme si tout était à refaire, à apprendre.

Je vois tout à travers un cadrage de caméra, mais n’ai l’énergie ni de réfléchir efficacement à « comment faire des images subversives ? » ni de faire plus que de noter quelques ressentis éparses et trébuchants.

 

 

Jeudi 14 juin 2012

            Aujourd’hui, reçu quelques mails des uns et des autres, dont un qui m’informait des modalités pratiques d’une rencontre sociologique à venir sur l’île de Tinos ; rencontré Q., une jeune franco-belge qui a fait des études poussées de traduction, ne trouve pas de travail, et vit entre son beau-père et sa grand-mère de 90 ans. Elle m’explique les coupes budgétaires auxquelles la famille a dû se contraindre (finis les sorties au restaurant ou au salon de coiffure, les extra de toute espèce, et vive les pâtes !), les effets malencontreux de la fermeture des centres d’accueil de drogués à Athènes, la réfome de l’éducation d’il y a quelques mois qui a fortement réduit les salaires des enseignants.

Quelques mots grecs me renvoient au français : mikro, touristass, andrass, patera.

            Mon sentiment d’étrangeté pour cette ville d’Athènes ne s’est pas dissipé, et je me suis dit qu’à la campagne j’y verrais peut-être plus clair que dans cette multitude urbaine qui, du haut de la colline Likavitos, semble s’étendre comme une marée d’immeubles blancs et uniformes. Peut-être que dans la campagne reculée, paradoxalement, je me sentirais moins perdu. En quoi je me suis senti confirmé par Jacques Lacarrière, né en 1925 à Limoges, qui écrit en prélude de son Eté grec :

« Il existe maintes voies pour aborder la Grèce et je me suis souvent dit que pour connaître véritablement un pays, il serait tentant de le découvrir selon les itinéraires de sa propre histoire. Ainsi, selon que l’on se sent l’âme égéenne ou indo-européenne, selon qu’on appartient aux peuples de la mer ou de la terre, on aborderait la Grèce par le sud, c’est-à-dire par la Lybie et par la Crète ou le nord, par l’actuelle trouée de l’Axios. » (Plon, coll. Terre humaine, 1976, p. 21).

L’idée de ce voyage n’est donc pas de parcourir en long/large/traversla société grecque et sa civilisation, mais plutôt d’y entrer via ce qui m’intéresse : le cinéma documentaire, les sciences sociales, la politique, ce qui distingue un milieu d’un autre.

            Mais la chaleur étant toujours aussi suffocante, j’ai beaucoup dormi.

 

 

Vendredi 15 juin 2012

            Beaucoup se sont émus des résultats de l’élection présidentielle égyptienne, la première après la révolution de 2011 : les deux candidats qualifiés pour le second tour ne sont autres qu’un sbire du régime de Moubarak et un islamiste radical. Voilà qui a paraît-il laissé pantois et désemparés les révolutionnaires de la première heure et contrecarré l’idéal occidental d’une révolution démocratique.

Mais mon ami Pilou-aux-idées-tordues m’avait déjà fait tout un topo sur les impasses du prisme démocratique et seriné que cette lecture démocratique pouvait même obstruer notre compréhension du monde contemporain : perspective d’interprétation à rebrousse-poil selon laquelle les « forces sociales » à l’origine de ces « révolutions arabes » n’étaient peut-être pas si démocratiques que ça, plutôt poussées par le chômage, la pauvreté, ou les inégalités, que par les droits de l’homme auxquels pensent instinctivement le monde occidental et ses médias…

Mais d’après un mail paternel et Le Monde, ces jours-ci l’Egypte a pris un nouveau tournant avec l’armée qui a confisqué ses principales prérogatives au statut présidentiel. A suivre.

 

Passé la suite de la journée à réfléchir à la difficulté de se défaire des cadres préétablis (autant en sciences sociales qu’en cinéma), à la place inique qu’occupent des firmes multinationales (notamment françaises : Orange, Carrefour, Crédit Agricole, Paul…) dans des pays comme la Tunisie ou la Grèce, et aux questions qui s’entre-mêlent dans ma tête sans que je parvienne à les mettre à/en plat.

En prévision des élections de dimanche et d’une éventuelle sortie de l’euro, je lis que les Grecs auraient retiré aujourd’hui 1,5 milliard d’euros de cash – ce qu’ils font habituellement en deux semaines ! Réalité ou mise sous pression, le Crédit Agricole et Carrefour ont aujourd’hui suivi les armateurs en déclarant qu’ils allaient quitter le pays.

 

 

Samedi 16 juin 2012

Ce matin j’ai été réveillé sous mes fenêtres par un chanteur à la voix rocailleuse et à l’accordéon triomphant. Le temps que je m’éveille, et il était sur le départ. Sa mélopée semblait comme me dire : « Viens, descends de ta chambre, et découvre cette ville et cette civilisation ».

Le centre-ville est très calme, il y a peu de gens dans les rues, et c’est difficile de les imaginer pleines et agitées par des manifestations. Beaucoup de magasins sont fermés, avec sur la vitrine une affichette « à louer » (« enoikiazetai»). Ici et là on entend des chants orthodoxes qui s’échappent de bâtiments religieux et résonnent dans la ville, beaucoup moins fort néanmoins que l’appel à la prière en pays musulman.

            Langelot me rejoint à Athènes, où il arrive manifestement fort fatigué après une intense semaine de montage.

 

Je retrouve point par point, dans un entretien de Theo Angelopoulos (mort en janvier dernier) sur la croisette en mai 1984 (interviewé par Jacques Gerstenkorn et reproduit dans un numéro d’ « études cinématographiques » de 1998) à propos de son film « Voyage à Cithère » (1983, 2h17), des images et des séquences que j’avaies vues à la cinémathèque il y a un mois. Le film raconte le retour en Grèce de Spyros, un vieux communiste exilé après la guerre civile (1946-1949) – où les résistants communistes furent défaits puis pourchassés par les nationalistes soutenus par les Américains.

« Jacques Gerstenkorn : A travers l’expérience de Spyros, vous opposez le matérialisme contemporain aux valeurs spirituelles d’hier. Ne cédez-vous pas à la tentation d’idéaliser la vie traditionnelle ?

Angelopoulos : Il y avait une vérité profonde dans cette vie traditionnelle, une relation avec les choses fondamentales que le monde moderne a perdue. La société de consommation transforme tout en une gigantesque boutique. C’est un phénomène bien connu et qu’on retrouve partout. Tout le problème de l’homme moderne est là : il ne peut pas revenir en arrière et en même temps il n’est pas complètement à l’aise dans son époque. Il en résulte un sentiment d’étrangeté, de solitude aussi, l’impossibilité de s’accrocher à quelque chose. »

 

 

Dimanche 17 juin 2012

            Aujourd’hui ce sont les élections législatives en Grèce et en France. Difficile d’en faire quelque chose de juste, impression mitigée que c’est aussi important que dérisoire.

Nous avons vu aux sièges des partis de gauche Syriza (27,5%) et de droite Nouvelle démocratie (30%) les visages tendus, les plateaux de Tv retransmis sur de larges écrans, et les nombreux journalistes qui suivaient l’événement – presque plus nombreux que les militants.

            Parmi eux nous avons croisé une équipe de TF1 et eut un échange mémorable avec le preneur de son :

-Lui, nous voyant désappointé car ne sachant que filmer et d’un ton très dynamique de présentateur-Tv : « Oh les gars, faut relever la tête là ! »

-Moi, songeur : « Oh, on réfléchit… »

-Lui : « Eh oui, oui, ça se construit un sujet ! Nous on en a fait trois cette semaine, et de bonne durée en plus… trois minutes pour un…sur le vol des pièces d’antiquité en temps de crise, ouah c’était g-é-n-i-a-l, sur la mise en place de coopératives solidaires, et sur les élections. Bon, là ici il y a pas grand chose à montrer, quoi ».

Langelot et moi, qui réfléchissons depuis des semaines à notre documentaire, on était sciés ! Voilà ce qu’on aurait du filmer : ce troupeau de journalistes de masse qui en quelques minutes « traitent un sujet », « fabriquent » l’information ! On avait sous les yeux tout le hors-champ des reportages-Tv qu’il est de si bon ton de critiquer dans le monde du cinéma documentaire.

 

 

Lundi 18 juin 2012

 

Thersite parle –Frétillement de révolte

 

« 

 

Finalement, Ulysse réussit à les arrêter. Des navires et des tentes à nouveau la foule revint, on aurait dit la mer quand elle va et vient en frémissant sur la rive et fait résonner l’Océan tout entier. Ce fut alors que je décidai de donner mon avis. Là, devant tous, ce jour-là, je me mis à hurler :

 

-« Eh, Agamemnon, que diable veux-tu, de quoi te plains-tu ? Ta tente est pleine de bronze, pleine de femmes superbes : celles que tu choisis quand nous te les donnons après les avoir volées à leurs propres maisons. Peut-être veux-tu encore de l’or, celui que les pères troyens t’apportent pour racheter leurs fils que nous faisons prisonniers, nous, sur le champ de bataille ? Où est-ce une nouvelle esclave que tu veux, une esclave à mettre dans ton lit, et à garder pour toi seul ? Non, il n’est pas juste qu’un chef mène à la ruine les fils des Danaéens. Compagnons, ne soyez pas lâche, rentrons chez nous et laissons-le ici, cet homme, à Troie, pour y jouir de son butin, il verra ainsi si nous lui étions utiles ou pas. Il a offensé Achille, qui est un guerrier mille fois plus fort que lui. Il lui a pris sa part de butin, et à présent il la garde pour lui. Ce n’est pas de la colère, non, si Achille avait vraiment brûlé de colère, tu ne serais pas ici, toi, Agamemnon, à nous traiter une fois de plus avec insolence. »

 

Les Achéens m’écoutaient. Beaucoup d’entre eux couvaient une rage contre Agamemnon à cause de cette histoire d’Achille. Aussi ils m’écoutaient. Agamemnon ne dit rien. Mais Ulysse, lui, si, il s’approcha de moi.

-« Tu parles bien, me dit-il. Mais tu parles comme un imbécile. Tu es le pire, sais-tu, Thersite. Le pire de tous les guerriers venus sous les murs d’Ilion. Tu t’amuses à insulter Agamemnon, le roi des rois, uniquement parce que beaucoup de ses présents c’est vous qui les lui avez apportés, vous, les guerriers achéens. Mais je te le dis, moi, et je te le jure, que si je te surprends encore une fois à dire des idioties de ce genre, je t’attraperai, je t’arracherai tes vêtements – ton manteau, ta tunique, tout – et je te renverrai, nu et pleurant, vers les navires, couvert de blessures répugnantes. »

Et en disant cela, il commença à me frapper avec le sceptre sur les épaules et sur le dos. Je me courbai sous les coups. Le sang coulait, épais, sur mon manteau, et alors je me mis à pleurer, de douleur et d’humiliation. Effrayé, je me laissai glisser à terre. Le regard hébété, je restai là, à essuyer mes larmes, pendant que tous, autour, riaient de moi. Alors Ulysse brandit le sceptre, se tourna vers Agamemnon et, en parlant d’une voix forte, pour que tous l’entendent, il dit :

 

-« Fils d’Atrée, aujourd’hui les Achéens veulent faire de toi le plus misérable de tous les mortels. Ils t’avaient promis qu’ils viendraient anéantir Ilion la belle mais à présent ils pleurent comme des enfants, comme de pauvres veuves, et ils demandent à rentrer chez eux. Certes, je ne peux pas les blâmer : il y a neuf ans que nous sommes ici, quand même un seul mois loin de nos épouses nous ferait déjà désirer le retour. Et pourtant ce serait un tel déshonneur d’abandonner le champ de bataille après si longtemps et sans avoir rien obtenu. Amis, nous devons avoir encore de la patience. Vous rappelez-vous le jour où nous nous rassemblâmes tous, en Aulide, pour partir et venir ici détruire Priam et les Troyens ? Vous rappelez-vous ce qui arriva ? Nous étions en train d’offrir des sacrifices aux dieux près d’une source, sous un beau platane lumineux. Et tout à coup un serpent au dos roux, un monstre horrible que Zeus lui-même avait créé, sortit de sous l’autel et rampa sur l’arbre. Il y avait un nid de moineaux, là-haut, et il grimpa jusqu’à dévorer tout ce qu’il y trouva : huit petits et leur mère. Et aussitôt après les avoir dévorés, il se transforma en pierre. Nous vîmes tout cela, et nous en restâmes muets. Mais Calchas, vous vous rappelez ce que dit Calchas ?

« C’est un signe, dit-il. Zeus nous l’a envoyé. C’est un présage de gloire infinie. Comme le serpent a dévoré huit petits et leur mère, nous devrons nous aussi combattre à Ilion pendant neuf années. Mais la dixième année nous prendrons la ville aux larges rues. » Voilà ce qu’il nous dit. Et aujourd’hui vous voyez tout ceci s’accomplir, sous vos yeux. Écoutez, Achéens aux belles armures. Ne partez pas. Restez ici. Et nous prendrons la grande ville de Priam. »

 

            Ainsi parla-t-il. Et les Achéens lancèrent un long cri et tous les navires autour résonnèrent terriblement de la clameur de leur enthousiasme. 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 31-35

 

A développer : l’importance de réfléchir mordicus au parti pris qu’on adopte dans de telles situations de balancement – comme dans « Les sentiers de la gloire » de Stanley Kubrick ou dans « Le cuirassé Potemkine » d’Eisenstein.

 

 

Mardi 19 juin 2012

 

Pandaros parle Dilemme d’actant

 

« 

 

            Pâris venait de disparaître dans le néant, et les armées se regardaient, muettes, sans comprendre quoi faire. Le duel était-il terminé ? Ménélas avait-il vaincu, ou Pâris allait-il revenir combattre ?

Ce fut à ce moment-là que Laodocos, fils d’Anténor, s’approcha de moi et me dit :

-« Eh, Pandaros, pourquoi ne prends-tu pas pas une de tes flèches, pour frapper Ménélas, là, maintenant, par traîtrise ? Il est là au milieu, sans défense. Tu pourrais le tuer, tu en es capable. Tu deviendrais le héros de tous les Troyens, et Pâris, je crois, te couvrirait d’or. Y penses-tu ? »

J’y pensai.

J’imaginai ma flèche qui volait et frappait. Et je vis cette guerre qui finissait. C’est une question, celle-ci, à laquelle tu pourrais penser pendant mille ans sans jamais trouver de réponse : est-il permis de faire une chose infâme si on peut de cette façon arrêter une guerre ? Est-elle pardonnable, la traîtrise, si on trahit pour une cause juste ? Là, au milieu de mes gens armés, je n’eus même pas le temps d’y penser. C’était la gloire qui m’attirait. Et l’idée de changer l’histoire par un geste simple et exact.

Alors je pris mon arc. Il était fait des cornes d’un bouquetin, un animal que j’avais chassé moi-même : je l’avais abattu en le frappant sous le poitrail, alors qu’il bondissait d’un rocher, et avec ses cornes, longues de seize palmes, j’avais fait fabriquer mon arc. Je l’appuyai à terre et le pliai pour attacher la corde, faite d’un nerf de bœuf, à l’anneau d’or fixé à une extrémité. Mes compagnons, autour de moi, durent comprendre ce que j’avais en tête, car il levèrent leurs boucliers, pour me cacher et me protéger. J’ouvris mon carquois et pris une flèche neuve, et rapide. Pendant un instant j’adressai une prière à Apollon, le dieu qui nous protège, nous, les archers. Puis je pinçai ensemble la flèche et le nerf de la corde et le tendis jusqu’à ce que ma main droite soit contre ma poitrine et que la pointe de la flèche s’arrête sur l’arc. Avec force, je courbai la corne de bouquetin et tendis le nerf de bœuf jusqu’à former un cercle.

Alors je tirai.

 

(La corde siffla et la flèche à la pointe acérée vola haut, au-dessus des guerriers, rapide. Elle frappa Ménélas à l’endroit où les fermoirs d’or soudent la cuirasse à la ceinture. La pointe pénétra à travers les ornements, perça la bande de cuir qui protège l’abdomen, et atteignit enfin la chair de Ménélas. Le sang commença à couler sur ses cuisses, le long de ses jambes, jusqu’à ses belles chevilles. Ménélas frissonna à la vue de ce sang noir, et son frère Agamemnon aussi, qui se précipita sur lui. Il le prit par la main et se mit à pleurer. [Ménélas survit à sa blessure et la guerre de Troie continue de plus belle] ) 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 52-53

 

 

Mercredi 20 juin 2012

 

Pandaros parleCruauté I

 

« 

 

Nous avançâmes, en criant. Nous étions de terres et de peuples différents, et chacun criait dans sa langue. Nous étions un troupeau d’animaux avec mille voix différentes. Les Achéens, eux, avançaient en silence, on entendait seulement la voix des chefs qui donnaient les ordres, et c’était incroyable de voir tous les autres obéïr, craintifs, sans un mot. Ils venaient vers nous comme les vagues vers les récifs, leurs armes brillaient comme l’écume de la mer qui jaillit sur la crête de l’eau.

Quand les deux armées se rencontrèrent, il y eut alors un grand fracas de boucliers et de lances, et fureur d’hommes en armes dans leurs cuirasses de bronze. Les boucliers de cuir, bombés, s’entrechoquaient et des hurlements s’élevaient, tissés de joie et de douleur, des morts et des vivants, mêlés en un même et immense tumulte dans le sang qui inondait la terre.

 

            Le premier qui tua fut Antilochos. Il projeta sa lance contre Échépolos et l’atteignit en plein front : la pointe de bronze pénétra dans l’os du crâne, sous le casque à crinière. Échépolos tomba comme une tour, au milieu de la mêlée brutale. Alors Éléphénor, chef des Abantes intrépides, le saisit par les pieds et voulut le tirer hors de la mêlée pour lui arracher ses armes au plus vite. Mais en traînant le cadavre, il dut se découvrir sur le côté, et c’est là, où son bouclier n’arrivait pas, qu’Agénor le frappa. La lance de bronze pénétra dans sa chair et avec elle emporta sa force. Sur son corps une lutte effroyable se déchaîna entre les Troyens et les Achéens ; c’était comme des loups qui se jettent les uns sur les autres et s’entre-tuent pour une proie.

            Ajax de Télamon, alors, frappa le jeune fils d’Anthémion, Simoïsios, il le frappa à droite, à la poitrine ; la lance de bronze traversa l’épaule de part en part ; il tomba dans la poussière, par terre, le héros, comme une branche coupée laissée à sécher sur le bord d’un fleuve. Ajax était en train de le dépouiller de ses armes quand un fils de Priam, Antiphos, le vit et de loin projeta sur lui sa lance. Il manqua Ajax mais par hasard atteignit Leucos, un des compagnons d’Ulysse : il était en train de traîner un cadavre, quand la pointe de bronze lui transperça le ventre : il tomba, mort, sur le mort qu’il tenait par les bras. Ulysse le vit tomber et la colère gonfla son cœur. Il avança jusqu’aux premiers rangs, regarda autour de lui comme s’il cherchait une proie ; les Troyens qui étaient en face de lui reculèrent. Il leva sa lance et la jeta à travers les airs, puissante, rapide. Il atteignit Démocoon, un bâtard de Priam. La pointe de bronze pénétra dans sa tempe et traversa son crâne de part et d’autre. L’ombre descendit sur ses yeux et le héros s’écroula à terre : retentit, sur lui, son armure.

            Puis le chef des Thraces, Péiros, se jeta contre Diorès, le fils d’Amarinkée. Avec une pierre aiguë, il le frappa à la jambe droite, près du talon : il lui rompit net les tendons et les os. Diorès s’écroula à terre. Il se sentit mourir et tendit alors les mains vers ses compagnons. Mais ce fut Péiros qui arriva, et de sa lance lui ouvrit le ventre : ses entrailles se répandirent à terre, et les ténèbres recouvrirent ses yeux.

            Et sur Péiros se lança Thoas, qui le frappa à la poitrine avec sa lance, lui transperçant le poumon. Puis il retira sa lance de la chair, prit son épée affilée et lui ouvrit le ventre, lui ôtant la vie.

            Lentement la bataille commença à tourner en faveur des Achéens. Leurs princes, l’un après l’autre, défiaient les nôtres, et chaque fois étaient vainqueurs. Le premier, Agamemnon, seigneur de peuples, jeta à bas de son char le chef des Halizones, le grand Odios. Et pendant qu’Odios tentait de fuir, il le transperça d’un coup de lance dans le dos. Et tomba le héros, avec fracas, et ses armes retentirent sur lui.

            Idoménée tua Phaïstos, fils de Boros de Méonie, qui était venu de la terre fertile de Tarné. Il le frappa à l’épaule droite, au moment où il essayait de monter sur son char. Il retomba en arrière, le héros, et les ténèbres l’enveloppèrent.            

            Ménélas, fils d’Atrée, frappa de sa lance Scamandrios, fils de Strophios. C’était un chasseur extraordinaire, on aurait dit qu’il avait appris d’Artémis elle-même à frapper les bêtes féroces qui vivent dans les forêts et sur les montagnes. Mais aucun dieu ne l’aida ce jour-là, pas plus que ne le sauvèrent ses flèches mortelles. Ménélas, à la lance glorieuse, le vit qui fuyait, et il l’atteignit entre les épaules, lui traversant la poitrine. Il tomba en avant, le héros, et ses armes retentirent sur lui.

            Mérion tua Phéréclos, celui qui avait construit les navires parfaits de Pâris, commencement de tous les malheurs. De ses mains il savait forger toutes les choses parfaites. Mais il le poursuivit, Mérion, et le frappa à la fesse droite, la pointe de la lance passa de part en part, sous l’os, déchirant la vessie. Il tomba à genoux, le héros, dans un cri, et la mort l’enveloppa.

            Mégès tua Pédaïos, qui était bâtard d’Anténor, et que la mère pourtant avait élevé comme son fils, pour plaire à son époux. Mégès le frappa à la tête, sur la nuque. La lance traversa le crâne et lui coupa la langue. Et tomba le héros dans la poussière, serrant entre ses dents les bronze froid.

            Eurypyle tua Hypsénor, prêtre du Scamandre, vénéré par tout le peuple comme un dieu ; il le poursuivit qui tentait de fuir, et quand il le rattrapa, de son épée il le frappa à l’épaule, lui tranchant le bras. À terre tomba le bras sanglant, et sur les yeux du héros descendirent la mort obscure et un destin implacable. 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 55-60

 

Et ainsi encor et encore les pages de l’Iliade se déroulent. Ah, que les guerres sont cruelles. Celle de Troie et celles qui suivent. 

 

 

Jeudi 21 juin 2012

 

Un vieillard

 

« 

 

Au fond du café bruyant,

Un vieillard est assis, penché sur la table,

Un journal devant lui, sans compagnie.

 

Dans sa misérable vieillesse méprisée,

Il pense combien peu il a profité des années

Alors qu’il avait force, éloquence et beauté.

 

Il sait qu’il a beaucoup vieilli ; il le sent, il le voit.

Et pourtant, hier encore, il était jeune. Quel bref espace,

Quel bref espace !

 

Il songe à la prudence qui le moquait,

À la confiance qu’il avait - quelle folie ! -

En cette menteuse qui lui disait : « Demain. Tu as bien le

   temps. »

 

Il se rappelle les élans retenus, les joies

Sacrifiées. Aujourd’hui, chaque occasion qu’il a perdue

Rit de sa sotte réserve.

 

…Mais tant de pensées, tant de souvenirs

Ont étourdi le vieillard. Il s’est endormi,

Appuyé à la table du café. 

 

»

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, ed. Imprimerie Nationale, 1992, trad. Socrate C. Zervos & Patricia Portier, n°2

 

Voici condensé en un poème la raison profonde de l’impatience qu’on me reproche parfois ; ah, la vie est un long fleuve tranquille, mais chacun peut agir, à sa manière et à son échelle, sur le cours de ce fleuve : le dévier, construire un barrage, ou une écluse, ou une retenue d’eau, ou planter un arbre sur son bout de rive, ou…

 

 

Vendredi 22 juin 2012

 

Enée parle Cruauté II

 

« 

 

            Je suis Énée, et je ne peux pas mourir. Voilà pourquoi je me retrouvai à nouveau dans la bataille. Blessé, mais pas mort. Sauvé par le pan du péplos éclatant d’un dieu, caché à mes ennemis, puis poussé, encore une fois, au cœur de l’affrontement, devant Créthon et Orsilochos, valeureux guerriers qui, dans la fleur de leurs années, suivirent les Achéens sur leurs noirs navires pour l’honneur d’Agamemnon et Ménélas. Je les tuai avec ma lance, et ils tombèrent comme de hauts sapins. Il les vit tomber, Ménélas, et il eut pitié d’eux. Revêtu de bronze étincelant, il s’avança vers moi, en agitant sa lance. Vint aussi Antilochos, pour l’aider. Quand je les vis, ensemble, je reculai. Ils arrivèrent près des corps de Créthon et d’Orsilochos, ils les prirent, les déposèrent dans les bras de leurs compagnons puis se jettèrent à nouveau dans la mêlée. Je les vis attaquer Pylaïménès. Il combattait sur son char pendant que son aurige, Mydon, guidait ses chevaux. Ménélas le transperça de sa lance et le tua. Mydon essaya d’éloigner le char mais Antilochos l’atteignit au coude avec une pierre, et les rênes blanches, ornées d’ivoire, lui échappèrent des mains et tombèrent dans la poussière. D’un bond, Antilochos le frappa à la tempe avec son épée. Mydon tomba du char, les chevaux le firent rouler au sol. Alors arriva Hector, entraînant avec lui tous les Troyens. Ils le virent arriver, les Achéens, et ils commencèrent à reculer, effrayés. Hector tua Ménesthès et Anchialos, sans réussir pourtant à emporter leurs cadavres. Et Ajax tua Amphios, mais ne put lui arracher ses armes. Face à face se retrouvèrent Sarpédon, chef des Lyciens, et Tlépolème, fils d’Héraclès, noble et grand. Leurs lances partirent en même temps. Tlépolème fut frappé en plein cou, de part en part passa la pointe amère, sur les yeux du héros descendit la nuit sombre. Et Sarpédon fut frappé à la cuisse, la pointe de bronze, avide, pénétra jusqu’à l’os. Ses compagnons le prirent sans même lui arracher la lance de la chair, la longue lance pesait mais ils l’emportèrent quand même, comme ça. Et Ulysse, à voir ainsi mourir son compagnon Tlépolème, s’élança pour achever Sarpédon. Il tua Coïranos et Alastor et Chromios et Alcandre et Halios et Noémon et Prytanis. Il aurait continué à tuer s’il n’avait vu tout à coup arriver Hector, revêtu de bronze étincelant, effrayant. « Hector ! » lui cria Sarpédon, à terre, blessé, « Ne m’abandonne pas aux mains des Achéens, sauve-moi, permets-moi de mourir, si je dois mourir, dans ta ville. » Hector ne répondit rien, il le dépassa pour essayer de retenir les ennemis loin de lui. En le voyant, les Achéens commencèrent à reculer, sans tourner le dos pour fuir, mais en cessant de combattre. Et Hector, en avançant, tua Teuthras et Oreste, et Tréchos, et Oenomaos et Hélénos et Oresbios. « Honte à vous, Achéens ! se mit à crier Diomède. Quand le glorieux Achille prenait part à la guerre, ils n’osaient même pas sortir de leur ville alors, les Troyens, terrorisés par lui ; tandis qu’à présent vous les laissez venir combattre jusque sous vos navires ! »Voilà ce qu’il criait. Et la bataille s’étendit partout, dans la plaine : les guerriers pointèrent les uns contre les autres leurs lances de bronze, partout entre les eaux du Xanthe et du Simoïs. Ajax le premier se rua en avant pour rompre les rangs des Troyens. Il frappa Acamas, le plus valeureux parmi les peuples de Thrace, la pointe de sa lance se planta dans son front et pénétra à l’intérieur de l’os : les ténèbres descendirent sur ses yeux.

            Diomède, au cri puissant, tua Axylos, fils de Teuthras, qui était riche et aimé des hommes. Dans sa maison, au bord de la route, il accueillait tout un chacun, mais personne, ce jour-là, ne vint le défendre contre la mort amère. Diomède lui ôta la vie, et à son écuyer : tous deux descendirent sous la terre.

            Euryale tua Aïsépos et Pédasos, fils jumeaux de Boucolion. À tous deux, il trancha la vie et la vigueur de leurs beaux corps : de leurs épaules il ôta leurs armes.

            Polypoetès tua Astyalos, Ulysse tua Pidytès, Teucer tua Arétaon, Eurypyle tua Mélanthios, Antilochos tua Abléros, Agamemnon, le seigneur de peuples, tua Élatos. 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 65-69

 

 

Samedi 23 juin 2012

 

Rare, très rare

 

«

 

C’est un vieillard. Épuisé, voûté,

Cassé par les ans et par les excès,

Il suit la ruelle d’un pas lent.

Mais tandis qu’il rentre chez lui cacher

Sa misère et sa vieillesse, il pense

Qu’il a une place encore dans la jeunesse.

 

Des jeunes gens disent aujourd’hui ses vers,

Ses chimères passent devant leurs yeux brillants ;

Leur esprit sain et sensuel,

Les lignes fermes de leur chair

S’émeuvent à son expression à lui de la beauté. 

 

»

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, ed. Imprimerie Nationale, 1992, trad. Socrate C. Zervos & Patricia Portier, n°38

 

Voilà peut-être pourquoi je continue à dévorer avec ardeur les carnets d’Hubert Nyssen, un peu comme une drogue. Et d’ailleurs, si j’arrivais à faire mienne son antienne d’allier « plaisir et nécessité », ce serait déjà quelque chose.

 

 

Dimanche 24 juin 2012

 

Reviens

 

« 

 

Reviens souvent et prends-moi,

Sensation aimée, reviens et prends-moi

 - Quand s’éveille la mémoire du corps,

Qu’un désir ancien retraverse le sang ;

Quand les lèvres et la peau se souviennent,

Que les mains sont comme si elles touchaient de nouveau.

 

Reviens souvent et prends-moi la nuit,

Quand les lèvres et la peau se souviennent… 

 

»

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, ed. Imprimerie Nationale, 1992, trad. Socrate C. Zervos & Patricia Portier, n°36

 

J'en connais à qui je l'enverrais sans coup férir... 

 

 

Lundi 25 juin 2012

            Si je cite longuement ces extraits de l’Iliade, c’est parce que je les ai lus avec passion, entre deux rencontres, cafés, ou balades dans Athènes. Le texte original est austère, mais Baricco propose une sélection de beaux extraits qu’il a retravaillé en faisant des ajouts, coupant des passages religieux, et mettant le récit à la première personne. Je ne me sens pas gêné de le reprendre ainsi car il s’agit d’un texte ancestral, mais pour ce qui est de sa petite conclusion personnelle et bien intéressante sur l’Iliade, en revanche…

Dans ces récits, toujours des dilemmes existentiels qu’on peut transposer dans nos vies à nous, une dimension collective qu’on ne retrouve plus aujourd’hui, et une tension haletante.

Quant aux poèmes de Cavafy, simples et graves… Peut-être un coup de chapeau à Langelot qui, en achetant le volume pour plus d’une trentaine d’euros, a par ce geste consenti à raccourcir son séjour d'une journée – Langelot parfois il est chevaleresque, c’est beau à voir, presque prêt à vivre sous les ponts pour découvrir la fine fleur de la poésie grecque ! Quelle maestria ! Et tout de go, pas d’ambages avec ça, ne chipottez pas !

 

 

Mardi 26 juin 2012

 

Achille parle - L’amour de la vie 

 

« 

            Fils de Laërte, divin Ulysse à l’esprit avisé, il vaut mieux que je parle clair et que je dise ce que je pense, et ce qui arrivera : ainsi nous éviterons de rester là à bavarder inutilement. Il n’y a pas sur la terre un seul Achéen qui pourra me convaincre de quitter ma colère. Agamemnon ne le pourra pas, et vous ne le pourrez pas non plus. Quel avantage y a-t-il donc pour celui qui combat, toujours, sans trêve, contre n’importe quel ennemi ? Le destin est le même, pour le brave et pour le lâche, l’honneur est le même, pour le courageux et pour le couard, et ils meurent pareillement, ce qui ne font rien et ceux qui se démènent.

(…)

C’est chez moi que je veux aller, c’est là que je veux retourner, y jouir en paix de ce qui m’appartient, avec une femme près de moi, une épouse. Aussi immenses soient-elles, les richesses que Troie cache derrière ses murs ne valent pas la vie. On peut voler des bœufs, et de grasses brebis, on peut accumuler les chevaux et les trépieds précieux, en les achetant à prix d’or : mais la vie, tu ne peux pas la subtiliser, tu ne peux pas l’acheter. Elle te sort par la gorge, et elle ne revient plus.

(…)

[Achille finit par mourir devant Troie, pour venger Patrocle] 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 94-95 & p. 98

 

 

Mercredi 27 juin 2012

Il est parfois bon, avant de se remettre à travailler, de relire ce qu’on a écrit la veille. Et c’est ce que j’ai fait ce soir, histoire de « me remettre dedans ».

 

            Athènes : quand on dit Kafé on n’a rien dit*, le samedi à 18h la ville est déserte, des Kostas et des Yorgos aux abonnés présents, les créations du Vème siècle avant J-C qui planent comme un spectre rémanent.

Mais derrière les récits mythologiques, c’est d’abord dans l’histoire de la Grèce contemporaine que je me suis plongé.

 

S’il fallait en donner cinq date-clés :

Au Vèmesiècle avant J. C. la Grèce représente une civilisation inventive, rayonnante, fondatrice de l’histoire et de la pensée occidentales jusqu’à nos jours.   

En 1828 est créé l’Etat-nation grec, grâce au soutien des puissances européennes et à une guerre (1821-1827) contre l’occupation ottomane qui durait depuis quatre siècles.

De 1946 à 1949, violente guerre civile qui oppose les nationalistes soutenus par les Américains et les résistants communistes, ceux-ci sont défaits et pourchassés.

De 1967 à 1974, prise du pouvoir par une junte militaire dite « dictature des colonels ».

A partir de 2008-2009, explosion de la crise que l’on sait.

 

            Et entre ces cinq épisodes, que de revirements, que de personnages, que de bousculades, et que de mutations au long cours !

 

C’est ce que m’a fait comprendre le passionnant entretien de l’historien Anastassios Anastassiadis avec Nicolas Delalande (paru sur la vie des idées, 27 février 2012), que Y. M. m'a gentimment passé - celui-là, toujours bien renseigné, connaissant les bonnes références sur les sujets chauds du moment, peut-être son job de rédacteur en chef n'y est pas pour rien... 

Cet historien compare ainsi l’Etat grec et l’Etat belge né à la même époque (1830) : le premier va de faillite en faillite quand le second est à la pointe de la révolution industrielle, mais aujourd’hui la Belgique est tiraillée par entre Wallons et Flamands alors qu’ici quatre années de crise économique profonde n’ont pas réussi à créer de revendications régionales.

Il rappelle que la Grèce n’en est pas à sa première faillite (1843, 1893, 1932) et qu’elles n’ont pas été sans conséquence (famine ou coup d’arrêt du développement de l’Etat ou installation d’un régime autoritaire).

Il craint que les décisions imposées par des influences extérieures (mêlées autant d’admiration pour la Grèce antique que de mépris pour l’actuelle), une constante dans toute l’histoire de la Grèce, soient marquées d’un sceau d’illégitimité qui promet des lendemains à nouveau houleux…

 

            Je passe dans la rue et soudain je vois ce monsieur avec ses bouquets de fleurs dans des bouteilles d’eau en plastique, il me les faut, et les voilà. N’ont-elles pas leur place, dans cette résidence au milieu des doctorants alcooliques de travail et de Grèce antique, aux paroles éphémères et aux extases encore plus rares ?

 

* Café grec, double, freddoccino, caramel, fountouki, mocaccino, café irlandais, jamaïque, café filtré, frappé, frappé au bailey, à la crème, instantané, décaféïné, macchiato, lungo, corettro, et le petit et délicat zesto pour lequel j’ai opté.

 

 

Jeudi 28 juin 2012

            Ébaudissement de la mer.

 

Vendredi 29 juin 2012

            Aujourd’hui, sur l’île de Tinos, s’ouvre le colloque de la fondation Pierre Bourdieu sur la « Crise de reproduction des sociétés méditerranéennes ». L’idée était de choisir un angle méditerranéen plutôt qu’européen, de sortir de la bête dénonciation du « néo-libéralisme » (plus personne ne sait ce qu’il faut mettre dans ce mot), d’identifier des points communs et des divergences entre ces sociétés, et de faire un pas de côté par rapport à une approche strictement médiatique.

 

            J’ai regardé le livre de photos que Pierre Bourdieu avait prises durant la guerre d’Algérie (à la fin des années 1950) pour montrer comment les gens vivaient et comment c’est tout leur mode de vie qui avait été irrémédiablement chamboulé par les Français. Ces photographies doivent sans doute beaucoup à leur côté artisanal (noir et blanc, par quelqu’un qui n’est pas photographe de métier), à l’exceptionnelle situation qu’elles relatent, aux théories et à la carrière postérieure de leur auteur, et au mélange d’archaïsme et de modernité qui les traverse – encore aujourd’hui si peu de sociologues font des images.

On y sent la fascination de Bourdieu, alors jeune agrégé de philosophie en service militaire, pour ce qui a été sa première expérience de « terrain ». D’ailleurs, on le voit au bord d’une route– jeune et manifestement captivé par des femmes enturbannées – dans le coin d’une photo prise par son complice Abdelmalek Sayad. On imagine la complicité qui devait les réunir, le plaisir et les inévitables tensions d’un long compagnonnage.

Bourdieu en fait toujours beaucoup sur ses propres travaux et n’est pas toujours d’une modestie exemplaire, mais dans un entretien avec Franz Schultheis qui ouvre le livre, j’ai trouvé qu’il disait quelque chose d’assez juste sur la distance photographieur-photographié -  j’attends d’avoir un jour en main l’édition française pour le recopier ici (à suivre).

            Franz Schultheis nous a gentimment distribué cette photo, que je trouve magnifique, sans très bien savoir pourquoi. La petite histoire, lancée par Bourdieu lui-même, veut que la coccinelle qu’on aperçoit au fond soit la sienne…

 

Noté quelques mots sur ce que m’inspire cette île de Tinos d’une rare beauté : plénitude, roches, vent, temps qui s’écoule, …

 

J’ai fini tard dans une flânerie avec Margot, la fille du tenancier de l’hôtel, elle pas du tout émerveillée par cette mer et cette île qu’elle connaît trop bien, moi par contre… Je lui ai dit qu’on irait en Inde.

 

Samedi 30 juin 2012

            Agacé par les moustiques, je me suis réveillé très tôt (6h) et depuis le balcon j’ai contemplé la mer un long moment.

            J’en ai profité pour ruminer sur quelques questions encore irrésolues pour moi : qu’est-ce qui fait que les gens « prennent la voice » plutôt que de la boucler ? Comment conjuguer concrètement différents pas de temps pour comprendre l’époque contemporaine, des millénaires à la décennie 1970 ? Quels prismes adopter en sciences sociales (classes sociales ou nations, droits de l’homme ou rapports de force) et à quels moments privilégier l’un plutôt que l’autre ? A quoi les gens réagissent, quelles informations sont à l’origine de leurs décisions, quelles incitations prennent-ils en compte ?

 

Peut-être en lien avec ce colloque très branché sur l’actualité, c’est sine die que j’ai sans regret refermé La société imaginaire (Seuil, 1975, 540p.) de Castoriadis : les cent premières pages que j’ai lues m’ont semblé surannées, comme lorsqu’il nous explique que les théories sociales sont historiquement et socialement situées, qu’il est difficile d’englober tout le cours de l’histoire, et que la théorie marxiste de celle-ci est amendable (autant de grandes nouvelles, no kidding, what a surprise !) – je schématise. Nouvelles générations qui mettent un point d’honneur mal placé à détruire leurs anciens avant de se rendre compte qu’elles n’ont pas poussé la boule beaucoup plus loin.

 

 

Dimanche 1er juillet 2012

Reçu ce matin très tôt un touchant sms d’O. S., manifestement en pleine contemplation des plateaux de l’Aubrac, pensée pour elle – qui a du sortir hier soir et se coucher aux petites heures… C’est l’été, j’en connais qui partent par monts et par vaux et d’autres qui optent plutôt pour un retour sur eux-mêmes, avec leur famille, leur(s) territoire(s), et leurs amis d’enfance.

 

En entendant se succéder les présentations, je me suis amusé à lister quelques expressions bien utiles pour caractériser une société dite « en crise » :

-« démographisation » : expansion scolaire couplée à un boom démographique, ou la promesse de galères pour les jeunes diplômés qui en seront issus…

-« quasi-salarié » : désigne l’essor du « salarié indépendant », c’est-à-dire celui qui est administrativement à son compte (il est le seul salarié de sa propre entreprise) mais ne travaille que pour une seule firme-employeur, qui du coup délègue tout ce qui a trait aux cotisations sociales (on sait que certains parlent de « cotisations sociales », d’autres de « charges sociales »).

-« panier de crabe » : en période de tensions économiques, les places se font rares, il faut jouer des coudes et des coups bas pour faire sa place.

-« file d’attente » : en période de tensions économiques, les jeunes doivent attendre pour trouver un poste, beaucoup prennent leur ticket et attendent, plus ou moins sagement, dans la file que les années passent

-« barrières » : en période de tensions économiques, lorsque tout va mal, elles tombent telles des herses venues de nulle part, toujours plus hautes. Ceux « qui en ont » font tout pour continuer d’en avoir.

-« l’esquive universitaire » : en période de démographisation, désigne les stratégies-à-tout-prix pour éviter les amphis surchargés(cf en France la ruée sur les formations hors-université, de l’IUT à la classe préparatoire)

-« loterie/casino » : en période d’incertitude, personne ne sait vraiment ce qui va lui tomber sur la tête, ni comment réduire cet aléatoire. Accroît le stress des uns et des autres, les barrières et les effets de panier de crabe s’amplifient de plus belle.

 

Les présentations à partir de statistiques m’ont semblé plus intéressantes, peut-être en raison de l’implication que requiert l’usage de données chiffrées, du moins dès qu’il s’agit d’aller au-delà de leur dimension purement descriptive – car avec le qualitatif j’ai parfois l’impression qu’on n’est jamais à l’abri de propos très globalisants, et de jugements à l’emporte-pièce.

Entre ceux qui ne se posent pas la question des limites de leurs travaux et ceux qui passent leur temps à justifier ce qu’ils envisagent de faire, le juste milieu est-il vraiment si difficile à trouver ?

J’ai bien noté aussi l’importance du maniement des langues étrangères dans ce genre de manifestation, l’anglais reste indispensable.

 

Mêlant sociologie de l’éducation (Duru-Bellat sur la surscolarisation, 2006), des mouvements sociaux (Geay sur le mouvement du CPE en 2005, 2010), des réformes de l’Etat (Bèzes, 2009) et de la stratification sociale (Chauvel, 1998, Maurin, 2011), Cédric Hugrée a fait un retour sur l’expansion scolaire en France et ses conséquences sociales.

Il a rappelé qu’elle s’était faite en deux temps, d’abord au collège (de 50% d’une classe d’âge en 6ème en 1962 à 95% en 1972 d’après les chiffres de Prost), puis au lycée (30% d’une classe d’âge avec un bac général-technique-professionnel en 1986, 63% en 1995). D’où un âge de fin d’études plus tardif, des professeurs qu’on recrute à tour de bras et qui se plaignent de la baisse du niveau (due à des lycéens qui ne auparavant n’allaient pas au lycée), des trajectoires difficiles d’élèves peu familiers du monde scolaire (cf Beaud dans 80% au bac et après), et … la mise en place par les bonnes familles de stratégies de distinction et donc d’évitement/esquive des filières surchargées !

Il a ensuite montré comment, dans un tel contexte, les fortes fluctuations et la baisse des recrutements dans la fonction publique ont abouti à un phénomène de surqualification des nouveaux fonctionnaires (« grand diplôme pour petits concours »), et particulièrement ceux venant de milieux populaires (parents de catégorie sociale ouvriers ou employés) ayant suivi des études universitaires orientées vers la fonction publique. D’où des « carrières concourantes » longues et contrariées, des désillusions, des professeurs démunis, et un système scolaire en mauvais ordre de marche*.

J’avais déjà eu vent du problème, notamment en discutant avec des camarades et surtout D. E. qui s’occupe de la préparation au CAPES (concours pour être enseignant au collège-lycée, sur lequel viennent butter chaque année des milliers d’étudiants excédentaires par rapport au maigre nombre de postes), mais je ne l’avais jamais vu dûment établi. 

Resterait maintenant

1) à savoir ce qu’il advient de ceux qui réussissent et de ceux qui loupent, ont-ils les mêmes trajectoires sociales ou bien est-ce qu’un vrai clivage (politique, économique, lié au statut social, etc) s’est creusé entre eux ? Difficile, car comment parvenir à les suivre ?

2) à examiner si ce schème très franco-français vaut pour d’autres pays, et si oui, selon quelles modalités ?

 

Déception, mais pas de surprise : encore une fois, personne n’avait de référence à m’indiquer pour comprendre les plans d’ajustement structurel et les problèmes de dettes publiques des années 1980.

 

Ce midi je n’ai pas eu la force, comme à chaque repas depuis trois jours, de me joindre à la grande tablée collective – où il est par exemple question de la filiation wéberienne en France d’Edmond Vermeil à Aron en passant par Jaspers ou Halbwachs, de cette doctorante qui veut à tout prix faire sa thèse sur le « champ sociologique grec » alors que nous lui conseillons de se relancer sur « l’évolution des formes de pauvreté en Grèce depuis les années 2000 », et du sacro-saint rapport enquêteur-enquêté qui tourmente tant les sociologues.

Mais, dynamique de groupe plutôt que question de personnes, à la longue viennent des paroles inhabitées, prononcées sans y être, et qui me vident comme si cela buvait mon énergie, un peu comme faire du shopping, visiter un site historique en traînant des pieds, ou jouer un match de foot sans croire à la victoire…

Dans tous ces cas-là, mieux vaut peut-être rester au lit ou tout au moins dans son coin : Nyssen avec ses carnets est alors d’un grand secours, car peu importe où je me trouve, sitôt trouvé un endroit un peu à l’écart, je me plonge dans les délices de son écriture – qui est peut-être complaisante, mais qu’est-ce que ça peut faire ? La même langue française que celle des discussions sans passion, et pourtant si peu en commun : dans un cas un silence d’une douceur à la fois apaisante et revigorante, dans l’autre l’impression être noyé dans un flot de paroles débordantes et douteuses.

J’ai donc fait un pas de côté en m’éclipsant à grands renforts de politesses, et en achetant deux tomates et 100 gr. de feta fraîche que j’ai dégustés sur la plage. 

 

Dans l’après-midi est venue l’idée que chaque intervenant fasse dans son pays un entretien avec un chauffeur de taxi/bus, un contrôleur du travail, ou une assistante sociale, avec l’idée de les recouper et de mieux comprendre ce qui anime ces professions modestes/intermédiaires  qui sont au cœur de nos sociétés, on l’oublie trop souvent.

 

* Le sujet est semble-t-il tellement brûlant que deux chercheurs français ont brandi leur propre expérience dans la discussion qui a suivi, se remémorant de mauvais souvenirs…

 

 

Lundi 2 juillet 2012

Voilà lundi matin, qui met fin à ce séminaire, les participants sont tous repartis tôt pour Athènes, et peut-être étaient-ils dans ce bateau qu’en me levant j’ai aperçu depuis ma terrasse  – le sympathique espagnol qui se la joue professeur Tournesol, le portugais qui a une impressionnante connaissance de la sociologie (fine, étendue, actualisée) et de la langue françaises, l’organisateur maître d’orchestre, le camarade avec qui j’ai bien ri en imaginant nos professeurs franco-français dans leurs visites à l’étranger.

Donc, une petite semaine de réflexion qui s’ouvre, au calme sur cette belle île de Tinos, des livres pleins la valise et des lambeaux de pensées à démêler dans ma tête embrumée. L’occasion aussi de réfléchir à la vie que je voudrais mener l’année prochaine : la place que je veux donner au sport, à de longues et régulières plages de lecture et d’écriture, à mes ami-e-s, à écouter plus de musique, à habiter un petit cocon plus agréable à vivre que ceux des années précédentes.

 

            Mais c’est avant tout par la lecture de projets de réalisation envoyés hier soir par Langelot et par l’histoire de la Grèce que j’ai commencé.

            Après l’avoir lu attentivement, j’ai fait à Langelot un retour sur ce qu’il avait écrit et exposé à quoi j’étais en butte : sans avoir les idées claires quant aux enjeux de ce qui se passe en Grèce, et sans fascination (et donc sans désir de filmer) pour ce que je vois pour l’instant, difficile d’imaginer des images… 

            Et, justement, je suis étonné d’à quel point j’ai du mal à trouver des réflexions/explications sur la Grèce que je trouverais opérantes, étayées, fines. Je m’y suis donc remis de plus belle, en lisant un article sur l’évergétisme, cette pratique de l’antiquité qui revient à la mode où des fortunes privées font des dons à la collectivité. Pas si sûr qu’il faille s’en réjouir, car rares sont ceux qui donnent sans retour…

 

            Soufflant avec une telle force, le vent m’a vraiment donné l’impression d’être sur un petit bout de terre au milieu de la Méditerranée. Du coup, pas de scooter pour l’instant, les arbres secoués comme des pruniers, et le moral meurtri par des bourrasques obstinées.

 

 

Mardi 3 juillet 2012

 

Petite excursion campagnarde, nocturne, et sans pitié, pour Ulysse et Diomède

 

« 

 

Diomède parle

            Comme deux chiens de chasse. Derrière la proie, sans lâcher prise, dans l’épaisseur des fourrés, à suivre une biche ou un lièvre qui s’enfuit… Le problème, c’était que cet homme allait bientôt arriver au mur, droit dans les bras de nos sentinelles. Et ça pas question, hein ? Après toute cette course, je n’allais pas en plus me faire chiper ma proie, ça non. Alors je me mets à crier, sans cesser de courir : « Arrête-toi, ou je te jure que je te cloue aussi sec avec ma lance, arrête-toi où tu es mort ! » et je projetai ma lance, en visant un peu haut, je ne voulais pas le tuer, je voulais seulement l’arrêter, ma lance passe au-dessus de son épaule droite et lui…il s’arrête. Ce truc, ça marche toujours.

           

Ulysse parle

            Il balbutiait, ses dents claquaient de peur. « Ne me tuez pas, mon père paiera n’importe quelle rançon. Il est plein d’or, et de bronze, et de fer bien travaillé. » Il suppliait et pleurait. Il s’appelait Dolon, fils d’Eumède.

 

Diomède parle

            Pour moi, je l’aurais tué. Mais comme je disais, Ulysse, c’était celui qui faisait travailler son cerveau. Alors je reste là, et Ulysse se met à l’interroger.

« Arrête de penser à la mort et dis-moi plutôt ce que tu faisais là à te promener, loin de ton campement. Est-ce que tu allais enlever leurs armes aux cadavres, ou bien tu es un espion envoyé par Hector à nos navires pour nous soutirer nos secrets ? » L’autre, il n’arrêtait pas de pleurer.

(…)

            Il croyait s’en sortir comme ça, vous comprenez ? « Tu crois t’en sortir comme ça, Dolon ? Oublie. Tu nous as dit des tas de choses utiles, merci. Sauf que malheureusement tu es entre mes mains. Si je te laisse te sauver, sais-tu ce qui va arriver ? Demain je te retrouve ici à espionner, ou pire, je te retrouve devant moi dans la bataille, tout armé, et avec dans l’idée de me tuer. Alors que si je t’écrase, là maintenant, demain rien de tout ça n’arrivera. » Et avec mon épée je lui tranche net la tête, il parlait encore, avec cette fichue bouche, et il tendait la main vers moi en me suppliant, et moi avec mon épée je la lui tranche, sa tête, et je la regarde rouler dans la poussière. Je vois encore comme si c’était aujourd’hui Ulysse qui prend ses dépouilles, qui les soulève et les offre à Athéna, « C’est pour toi, déesse prédatrice », puis les suspend à un tamaris, et il accroche autour des roseaux et des branches fleuries, pour qu’en revenant, après notre entreprise, nous puissions le retrouver et l’emporter dans le camp, notre trophée ! 

 

» 

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 111-114

 

 

Mercredi 4 juillet 2012

 

Démodocos parle Pont entre l’Iliade et l’Odyssée

 

« 

 

            Bien longtemps après ces événements, j’étais à la cour des Phéaciens, et là, arriva, naufragé, venant de la mer, un homme mystérieux et sans nom. Il fut accueilli comme un roi, et honoré selon tous les rites de l’hospitalité. Pendant le banquet somptueux qui fut préparé pour lui, je chantai les aventures des héros, car je suis aède, et chanter est mon métier. Cet homme écoutait, assis à la place d’honneur, il m’écoutait en silence, ému. Et quand j’eus terminé, il coupa un morceau de viande pour moi, et il me le tendit, et me dit :

« Démodocos, une Muse, fille de Zeus, a été ta maîtresse, car tu chantes avec un art parfait les histoires des héros achéens. J’aimerais entendre de ta voix celle du cheval de bois, la ruse que le divin Ulysse imagina pour détruire Ilion. Chante-la, et je dirai à tous que c’est un dieu qui t’a appris à chanter. » Il me demanda cela, l’homme sans nom. Et voilà ce que je chantai pour lui, et pour tous.

(…)

            Au milieu du massacre, Ulysse et Ménélas coururent à la recherche des appartements d’Hélène et Déiphobos : ils voulaient reprendre ce pour quoi ils avaient combattu si longtemps. Déiphobos, ils le suprirent alors qu’il tentait de s’échapper. De son épée Ménélas lui transperça le ventre : les entrailles tombèrent par terre, et tomba Déiphobos, oublieux de la guerre et des chars, à jamais. Hélène, ils la trouvèrent dans ses appartements. Elle suivit son vieux mari, en tremblant : elle emportait dans son âme le soulagement de voir la fin de son malheur, et la honte de ce qui avait été.

            Je devrais maintenant chanter cette nuit-là. Je devrais chanter Priam, tué au pied de l’hôtel de Zeus, et le petit Astyanax, jeté par Ulysse du haut des remparts, et les pleurs d’Andromaque, et la honte d’Hécube, traînée comme une esclave, et la terreur de Cassandre, violée par Ajax d’Oïlée sur l’autel d’Athéna. Je devrais chanter une lignée qui allait au carnage, et une cité très belle quie devenait un bûcher en flammes et le tombeau muet de ses enfants. Je devrais chanter cette nuit-là, mais je ne suis qu’un aède, c’est aux Muses de le faire, si elles en sont capables, une pareille nuit de douleur je ne la chanterai pas.

            Ainsi dis-je. Puis je vis que cet homme, l’homme sans nom, pleurait. Il pleurait comme une femme, comme une épouse penchée sur l’homme qu’elle aime et que les ennemis viennent de tuer, il pleurait comme une jeune fille enlevée par un guerrier, et esclave à jamais. Alkinoos, le roi, qui était assis près de lui, s’en aperçut, et me fit un signe, pour que je cesse de chanter. Puis il se pencha vers l’étranger et lui dit :

« Pourquoi pleures-tu, ami, en écoutant l’histoire d’Ilion ? Ce sont les dieux qui ont voulu cette nuit de sang, et ces hommes sont morts pour pouvoir, ensuite, être chantés dans l’éternité. Pourquoi entendre leur histoire te fait-il souffrir ? Peut-être as-tu perdu, cette nuit-là, un père, un frère, ou bien il t’est mort un ami, dans cette guerre ? Ne t’obstine pas dans ton silence, et dis-moi qui tu es, et d’où tu viens, et qui est ton père. Personne ne vient au monde sans un nom, qu’il soit riche ou misérable. Dis-moi ton nom, étranger. »

            L’homme baissa les yeux. Puis il dit doucement : « Je suis Ulysse. Je viens d’Ithaque, et là-bas, un jour, je retournerai. » 

 

»

 

Alessandro Baricco, Homère, Iliade (textes issus de l’Iliade et remanié par lui), Gallimard, Folio, 2006(2004), p. 221 & 230-231

 

« Je viens d’Ithaque, et là-bas, un jour, je retournerai » : voilà peut-être un des plus beaux futurs de la langue française ! 

 

 

Jeudi 5 juillet 2012

            Voilà que s’achève ce séjour sur l’île de Tinos ; journées passées dans une alternance de balades en scooter et de lectures, en buvant un petitzesto dans une gargotte du port ou en regardant le soleil descendre sur la mer. J’ai été subjugué par la beauté du paysage mer-montagnes-maisons blanches, où l’homme se marque par son absence autant que par le foumillement d’étranges petites tours - qui ne sont autre que des pigeonniers.

J’en repars néanmoins le cœur léger, parce que l’île est petite, parce qu’il y avait un côté « trop beau pour moi », et parce que le tourisme et le manque de temps sur place ont freiné mes ardeurs.

Sur le bateau du retour, j’ai pensé à Margaux parlant d’une écriture rapide qui par la seule description ferait passer une idée ou un sentiment, j’ai pensé à la récente finale de coupe d’Europe où l’Espagne a écrasé l’Italie (4-0 !), j’ai pensé au grand désarroi du moment quant à la difficulté d’être subversif – efficacement, intelligemment, naturellement. D’où peut-être cette volonté de noter, encor et encor, en espérant un jour trouver une clé. Décrire, témoigner, laisser des traces. Contrairement à ce qu’on croit, l’archéologie n’est pas morte – oui, mais laquelle ?

 

 

Vendredi 6 juillet 2012

            Entre Olivier Ferrand le directeur social-démocrate de Terra Nova et député fraîchement élu mais qui décède d’une crise cardiaque dimanche dernier après un footing, le directeur de Science-Po Richard Descoings de la même chose à New-York, et le tout nouveau premier ministre grec Antonis Samaras qui a un problème occulaire l’empêchant d’aller négocier à Bruxelles l’avenir financier du pays, je me demande comment ces incidents sont liés à leur probable surménage. Ca laisse songeur, en rappellant qu’à long terme l’hyper-activité peut éventuellement se révéler néfaste.

           

Je suis pris d’un réel découragement face aux difficultés que j’éprouve pour prendre pied dans cette société athénienne, nouer des contacts qui perdurent, et s’y sentir moins étranger. Ressenti amplifié quand je mets ce vécu en regard avec l’épisode tunisien de l’année dernière, où tout avait semblé couler de source.

Mais là bas nous étions rapidement parti de la métropole Tunis alors qu’ici nous sommes pour l’instant restés à Athènes (ville peuplée, anonyme, touristique, et à la chaleur étouffante), le français a une autre place en Tunisie qu’en Grèce, les Tunisiens étaient fiers de la Révolution de janvier 2011 alors que les Grecs semblent comme avoir honte de ce qui leur arrive et de la pauvreté rampante – ce qui est bien compréhensible.

L’impression aussi d’avoir affaire à une société anomique, c’est-à-dire où les gens sont écrasés par leurs difficultés, ramenés dans leur caque individuelle plutôt que vers la mise en commun, et en repli – on ne travaille plus, on ne sort plus, on ne consomme plus. Tout est passé, rien pour le présent, des souvenirs de la vie d’avant et des espoirs pour celle future. Qui perd, qui gagne, jeu à somme nulle.

Voilà peut-être, pleine de noirceur, l’insidieuse lame de fond de la « crise », bien loin des solidarités que certains appellent de leurs vœux (pieux) et de l’énergie révoltée qu’exigerait la situation. Joli voile de fumée que les indignés.

Ayant lu Les chômeurs de Marienthal de Paul Lazarsfeld et alii, qui montre jusqu’à quel point le chômage endémique peut modifier la vie en société, j’aurais du/pu m’en douter – mais ça aurait été d’un réalisme aux allures de défaite.

Voilà peut-être ce qu’il faudrait arriver à retranscrire cinématographiquement – hélas, pour l’instant je ne vois pas du tout comment.

            Bref, c’est inévitable, parfois on a l’impression que les éléments sont contre nous – et peu importe que ce soit de notre faute : que nous aurions du anticiper cette attitude de retrait atone, que la période d’été hyper-touristique et post-électorale était peu judicieuse, qu’à partir de mi-juillet Athènes est paraît-il désertée.

Dans ces cas-là, essayer de ne pas rester dans son coin, retrouver un allant volontariste, et refuser de se laisser gagner par ses propres psychoses et barrières qui évidemment remettent alors le couvert… Je suis donc descendu dans la rue, j’ai mangé une pita et sympathisé avec un cuistot albanais derrière ses chauds fourneaux. C’était reparti.

 

            Nous avons rencontré l’après-midi le professeur Georgios Contogeorgis – quel contraste avec l’albanais que je venais de quitter !

Il nous a parlé de cosmosystème (à propos de l’articulation entre un Etat et une société), de partitocratie (dont la Grèce contemporaine serait un exemple-type), de philhellénisme (ce mouvement de soutien à la Grèce lors de la guerre d’indépendance, et dont Victor Hugo faisait partie), et de Kapodistria (diplomate grec de génie au début du XIXème siècle). Il nous a présenté un schéma de réflexion manifestement bien rodé, et dont la Démocratie constitue la pierre de touche – en tant que forme politique ultime/suprême/idéale où Etat et Société se rejoignent, à la différence de la Modernité où ils sont encore séparés.

D’où son constat, face à ce qui se passe en Grèce, d’une rupture entre la Société, l’Etat et… le marché (tiens, un nouveau venu dans son sytème Société-Etat). Belle mécanique intellectuelle qui a l’air de rouler, mais je me demande si à un tel niveau d’abstraction… Ecart souvent béant entre ces théoriciens aux moteurs bien huilés et ces camarades qui s’engouffrent tout aussi promptement dans leur carrière de banquier – pourquoi pas, mais ça demande explication.

Avant de finir sur la soi-disant volonté de puissance de l’Allemagne, sur des métaphores biologiques, et sur la difficulté d’articuler dimensions nationale et internationale – dernières idées qu’au fond nous entendons sans cesse ici en Grèce et qui n’aident pas.

 

Non, ce qui m’a frappé, ce sont surtout la manière dont encore une fois notre interlocuteur semblait très sûr de ce qu’il avançait (ni doutes ni ébranlement à l’horizon), la mention de la chute de l’URSS et des idées d’extrême-gauche comme un événement important, et la critique acerbe d’un monde politique corrompu.

Ca m’a fait penser à la trajectoire d’un Chris Marker dans un milieu fédéré par des idées d’extrême-gauche, et à cet ami qui l’autre jour répondait à ma fascination en disant qu’on ne pourrait plus faire la même chose aujourd’hui précisément parce que manque ce noyau fédérateur, cette formidable « idéologie commune » qu’était ce qu’on a coutume d’appeler le communisme. Et on aurait tort bien sûr de croire que c’était tout un, les divisions étaient sans doute nombreuses, mais c’était un même fond/plancher/ciment qui, au moins en apparences, créait du « commun », des ralliements, des entre-aides - y compris précisément à travers les clivages que cela suscitait. Ils ont au moins ça en commun.

Ainsi je suis toujours étonné comme ce sont souvent des clivages (par exemple maoistes versus soixante-huitards à la Cohn-Bendit, léninistes versus trotskystes, ou social-démocrate versus extrême-gauche) ou des épisodes (la guerre du Vietnam, mai 68, le Larzac, la régie Renault…) qui pour nous qui ne les avons pas vécus prennent l’allure de dinosaures et qui aujourd’hui créent paradoxalement du commun, une longueur d’onde immédiatement partagée par ceux « qui y étaient », peu importe de quel côté puisque les uns et les autres sont souvent passés à autre chose – sauf qu’il reste ce vécu commun, et toutes les idées qu’il charriait.

 

A contrario, c’est peut-être précisément cela qui manque tant aujourd’hui et qui ne facilite pas notre arrivée en Grèce et la compréhension de ce qui s’y joue : on nous accueille, on nous aide comme on peut, mais il n’y a pas a priori de socle ou de souffle communs sur lequel les gens que nous rencontrons et nous-mêmes pourrions d’emblée faire fond. Il n’y a que la galère, la bonne volonté et, au mieux, les affinités personnelles des uns et des autres.

Hm… difficile. J’ai beau cherché, pour l’instant je ne sais pas le dire autrement - en congédiant italique, imprécisions, abstractions, et lourdeur.

           

 

Samedi 7 juillet 2012

 

Je ne résiste pas à citer cet extrait de l’Été grec, il est un peu long mais il vaut le détour, car l’auteur parle sagement :

 

« Car être reçu dans une maison est une chose, devenir pour un soir un hôte véritable et un ami en est une autre. Il est difficile de définir avec précision les frontières séparant ce que j’appelerai l’hostilité rituelle - celle qu’on reçoit par principe dès qu’on se trouve dans un village grec ou crétois dépourvu d’hôtel – de l’hospitalité réelle, celle que l’on vous propose parce que l’on tient à vous avoir, à vous garder.

Passer de l’une à l’autre, devenir hôte recherché après n’avoir été qu’hôte accueilli, ne dépend plus que de vous-même. Ce changement repose sur mille attitudes de détail, mille signes devenus aujourd’hui sans valeur mais qui ont dû jouer un grand rôle autrefois quand l’hospitalité était le seul mode d’accueil et de rencontre des groupes ou individus.

Ces signes ? Eh bien votre tête, pour commencer, l’impression immédiate que vous donnez avec votre regard, votre visage (car l’habillement, l’allure ne viennent que bien ensuite : ceux-là on peut les fabriquer comme on veut, se donner l’apparence qu’on veut mais on ne change pas le sens, la profondeur ou la malignité de son regard), impression qui repose bien entendu sur quelque substrat inconscient et qui fait qu’on vous ressent d’emblée comme bénéfique ou indifférent, amical ou hostile, proche ou lointain. Et puis votre attitude, votre comportement à l’égard du nouveau milieu et de ses habitudes (ce qui n’est pas toujours sans problèmes concrets, drôles ou pénibles selon les cas), attitude qui doit faire de vous un hôte à la fois invisible et présent : invisible parce que vous devez vos propres habitudes, vous fondre autant que possible dans le nouveau milieu, présent parce qu’au fond, ce qu’on attend de vous n’est pas que vous deveniez brusquement crétois pour un seul soir, mais d’être et de rester un visiteur français chez les Crétois, avec tout ce que vous pouvez apporter, fournir à votre tour d’insolite ou simplement de méconnu. (…)

Rien de tout cela ne s’apprend évidemment à la Sorbonne ni en aucune écolemais seulement sur le terrain, au sens propre du terme : savoir se faire accepter par les autres, arriver à l’improviste sans être jamais un intrus, rester entièrement soi-même tout en renonçant à ses acquis et à ses habitudes, bref devenir autonome à l’égard de sa naissance et lié à tous les lieux, à tous les êtres qu’on rencontre, c’est cela que m’apprit la Crête. Là, dans ces villages misérables, au milieu de ces familles si pauvres et si chaleureuses pourtant, j’ai pu enfin me délivrer du lieu de ma naissance, rompre ce faux cordon ombilical que tant d’êtres traînent avec eux toute leur vie. (…) » (Jacques Lacarière, Plon, coll. Terre humaine, 1976, p. 158-159)

 

Il parle bien, et en même temps je suis sûr qu’il idéalise et surtout, comme il le reconnaît lui-même, il parle d’une Grèce d’un autre temps, beaucoup moins touristique. Peut-être est-ce notamment à cause d’explorateurs comme lui que le tourisme s’est développé – mais ça, il n’en parle pas, il s’abstrait de cette histoire. Le tourisme, il faut s’en réjouir parce que la population grecque en a profité, et en même temps c’est le prolongement d’une vie moderne viciée et absurde.

 

Quant à moi, je repousse chaque jour l’échéance mais il faudra bien que je m’y colle, à quintessencier les entretiens que nous avons fait à Athènes. Difficile pour l’instant de synthétiser tout ça – le symptôme d’une maturation inachevée ?

 

 

Dimanche 8 juillet 2012

            Ce matin nous sommes rentrés aux petites heures, avons ri bêtement en imaginant ce qui se passerait si nous sonnions la trompette dans la résidence ensommeillée, parlé de la poussée/violence/mise en route au départ de l’écriture, et puis nous sommes montés dormir. Je pensais écrire en rentrant, me ménager une belle plage d’écriture, mais la fatigue m’a eu.

            Nous avons rencontré quelques doctorants en partance pour une recherche collective,et je les ai enviés de partir ainsi à Delphes faire quelques semaines de fouille avec leur directeur de recherches. C’est rarement dans ces moments qu’on avance le plus, mais on y apprend énormément.

            Parfois la difficulté d’écrire face à tout ce qu’on voudrait dire/formuler est telle qu’on dirait du grain qui passe mal dans une machine, un bocal trop plein, une rabotteuse qu’on bousille en voulant y aller trop vite et trop fort, une presse qui de toute sa puissance explose sur une peau irréductible…

Paralysie de dire le monde – mais comment témoigner quand on ne comprend pas, quand on ne fait pas la différence entre le a et le b locaux, quand on ne connaît pas les éléments quidéterminent ? ?  Eh quoi, comment pouvais-je espérer que ce soit le cas ? Folie de la jeunesse qui tourne à vide

J’ai besoin de reprendre mon souffle, après tout c’est dimanche.

 

 

Lundi 9 juillet 2012

            Ce matin nous avons fait un tour dans la ville, du côté du stade de foot du Panathinaikos, et vu des batisses aux vitres brisées et aux façades abîmées (quoique habitées, à en juger par des balcons chargés de linges et de pots de fleurs), à côté un commissariat, et un chien sur la selle arrière d’un scooter. Et bien sûr, toujours, un soleil de plomb.

 

            Le supplément « Géo & Politique » du Monde de ce week-end s’ouvre sur une grande photo de l’assemblée constituante tunisienne, avec pour titre « La Tunisie, laboratoire islamiste ». S’en suit un article de l’envoyée spéciale Isabelle Mandraud, manifestement fort inquiète de l’islamisation du pays par le parti religieux au pouvoir, Ennahda. C’est une manière de voir les choses, elle aurait aussi pu parler du chômage, de l’enclavement de l’intérieur des terres, des tractations entre financiers et islamistes – mais sur tout ça, pas un mot.

 

            Benedict Anderson (Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationlism, traduit en français par L’imaginaire national, La découverte, 2003, 240p.)ou Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales, Seuil, 2001, 307p.) ont bien montré comment les Etat-nations sont issus d’un processus de construction historique visant à rassembler des territoires, des populations, et éventuellement des modes de vie dans une même entité. Comme choisir c’est exclure, ce sont des centaines de traditions, de codes, de chansons et de traits culturels en tout genre qui ont été éliminés, supprimés, éradiqués à travers toute l’Europe pour construire ces fameux Etat-Nations qui deviendront ceux qu’on connaît aujourd’hui. Cela s’est fait surtout à partir du XIXème siècle mais perdure pour certains Etats jusqu’à aujourd’hui (revendications autonomistes ici ou là, guerres de Yougoslavie, sans parler des débats franco-français sur l’identité nationale). Des langues et patois, des croyances religieuses, des coutumes, ont été déclarées desiderat non-grata par un pouvoir à la recherche de l’homogénéisation – B. Anderson rappelant les rôles que l’imprimerie ou le capitalisme ont joué dans cette entreprise.

Eh bien, à ce sujet la Grèce ne fait pas exception : c’est ce que nous a appris l’ouvrage Poésie populaire des grecs d’Emmanuel Zakhos (1966, 200p.) où sont recensés les chants et poésies qui existaient avant l’indépendance nationale de 1828 (autonomisation grecque vis-à-vis de l’empire ottoman), complétée par l’adjonction progressive de territoires et de populations supplémentaires.

Paroles qui chantent l’opposition de régions opposées au pouvoir central d’Athènes, le refus de la religion orthodoxe (actuellement la Thrace est toujours peuplée de grecs musulmans), ou une préférence pour la Turquie. Et ainsi des centaines de petits fragments de nations qu’il faut faire tenir en une seule : d’où des coups de bâtons, des impôts, et des écoles enseignant la pensée officielle. Et devinez qui publie une telle Poésie populaire des grecs ? François Maspero évidemment !

 

Mardi 10 juillet 2012

            Cela paraîtrait presque évident, mais au fond c’est toujours difficile de cerner des changements quand on ne sait pas comment c’était avant. On ne sait jamais très bien s’il en a toujours été ainsi ou bien si une vraie évolution a eu lieu, on est à la merci de ce que les habitants racontent – leur expérience, mais aussi leurs exagérations, leurs auto-justifications, et leurs divergences de points de vue. 

En Grèce, deux « nouveautés » resortent toutefois assez clairement.

La première est le passage en une vingtaine d’années d’un pays d’émigration (les Grecs émigraient aux Etats-Unis, en France, en Allemagne…) à un pays d’immigration (la Grèce accueille des Afghans, des Albanais, des Pakistanais, des Irakiens, des Somaliens…) – notamment en raison de la chute du Mur en 1990, de l’adhésion à la communauté européenne, et des guerres en Irak et Afghanistan. Entrer en Grèce revient à entrer dans l’espace Schenghen, où il n’existe plus de frontières. D’où ces zones de tension comme à la frontière terrestre gréco-turque en Thrace, dans certains quartiers d’Athènes, et au port de Patras ; une main d’œuvre illégale copieusement exploitée dans l’Odeka ( ) ; et la montée de partis nationalistes d’extrême-droite (en particulier le parti Aube Dorée à 6% aux élections législatives de mai et de juin) – le tout accentué par cette période de récession économique à la recherche de bouc-émissaires.

La seconde est le contraste entre cette période de sévère récession et la relative prospérité économique que semblait connaître la société grecque depuis les années 2000, à l’image des jeux olympiques d’Athènes en 2004, d’une forte tertiarisation de l’économie et d’une augmentation générale de la consommation, des forts taux de croissance économique, de la construction d’un pont maritime sur le golfe de Corinthe, et de la victoire à l’euro de football 2002 – mais c’était sans compter la croissance tout aussi importante des taux d’endettement publics et privés (à montrer)… D’où peut-être la violence de la récession actuelle et des ressentiments qu’elle suscite.

 

 

Mercredi 11 juillet 2012

            Ce matin, incité par ce qu’en disait Theo Angelopoulos dans un interview, je suis allé à la fondation du peintre Yannis Tsarouchis (1910-1989), à Maroussi dans la banlieue d’Athènes (métro Kat, rue Ploutarchou). Deux femmes m’accueillent « à la bonne franquette » dans une imposante demeure (http://www.lescarnetsdepit.com/data/images/maison-tsarouchis.jpg) où, par un petit escalier, on accède à une pièce avec quelques tableaux. Il aimait manifestement les corps masculins. Le lieu est habité d’une ambiance assez désuète, presque poussiéreuse, qui contraste avec les ruines antiques où déferlent des hordes de touristes. J’ai acheté un carnet et quelques cartes postales. 

 

Evolution d’un processus ; à combine branlante chavirement prochain. (Vacillant, en cours, Cassé )

 

            Aujourd’hui j’ai attaqué ce travail fastidieux qui consiste à reprendre tous les articles du Monde parus sur la Grèce depuis le 4 octobre 2009 – date d’élections législatives anticipées qui renversent le parti au pouvoir Nouvelle Démocratie (libéral) par le Pasok (social-démocrate) de Papandréou.

D’ailleurs, le quotidien n’en a étonnamment pas rendu compte. Pourtant, quinze jours après, la nouvelle majorité annonçait que le déficit public de 2009 serait de 12,5% et non de 2,8% comme prévu par le gouvernement précédent, marquant ainsi le début de « la crise grecque » : les banques qui prêtaient à la Grèce redoutent soudain qu’elle devienne insolvable, c’est-à-dire incapable de payer annuellement ces quelques pourcents d’une énorme dette (plus de 100% du PIB) qu’on appelle la « charge de la dette » et qui vont directement se mettre dans la poche des créanciers. Voyant ce risque, les banques augmentent très fortement leur taux d’emprunt.

Enchaînement assez simple en apparence mais qui, bien sûr, n’est pas sans poser quelques questions factuelles :

-Pourquoi le parti de droite Nouvelle Démocratie a-t-il provoqué en septembre 2009 des élections anticipées ?

-Pourquoi un changement de quelques pourcents du taux d’intérêt de la dette grecque déstabilise ainsi tout le budget du pays ?

-Depuis combien de temps le déficit public était-in ainsi sous-estimé/falsifié ?

 

Et d’autres moins évidentes :  

­-Comment est-il advenu que les Etats, institutions publiques s’il en est, se financent auprès d’institutions privées, au point d’en dépendre si fortement ?

-dans quelle mesure ce problème de dette publique grecque est-il lié à la récession économique de 2008 ?

 

            En revanche, j’ai arrêté de lire Le géant de Maroussi d’Henry Miller parce que je trouve qu’il écrit exclusivement pour lui et trop rarement pour nous, ses lecteurs – sorte de Godard littéraire ?

 

Jeudi 12 juillet 2012

            Aie aie aie, pas si aisé de saisir les tenant et les aboutissant de ce qui se passe en Grèce !

 

Entrée de la Grèce dans la zone euro en 2000 pour une foule de raisons autres que les conditions présumées nécessaires pour adopter l’euro => 1) perte de compétitivité de l’économie grecque dont les exportations s’alignent en prix mais pas en qualité sur l’Allemagne 2) endettement facilité par des taux d’intérêt alignés sur la crédibilité de l’Allemagne, la faillite d’un pays de la zone euro étant à l’époque impensable en raison de la monnaie unique : l’Etat et les ménages Grecs s’endettent donc pour augmenter leur consommation, compenser la compétitivité du commerce extérieur, et la corruption de l’Etat se développe (extension et népotisme des recrutements de fonctionnaires) 3) développement de compagnies étrangères (françaises et allemandes) d’armement, de biens de consommation etc qui profitent de la suppression du taux de change pour accroître leur commerce en Grèce => augmentation du déficit public qui atteint 15% en 2009, bien au-delà des critères de Maastricht => fort endettement résultant des déficits cumulés depuis plusieurs années et faible compétitivité de l’économie grecque peu porteuse en dehors du tourisme et du commerce maritime => un fois ces déficits démasqués, plus personne ne veut prêter à la Grèce pour les financer de peur qu’elle ne puisse pas rembourser => augmentation du taux d’intérêt de la dette => faillite potentielle de la Grèce => intervention de la France et de l’Allemagne pour empêcher cette faillite qui mettrait en difficulté leurs banques qui ont prêté à la Grèce ainsi que leur commerce extérieure et affaiblirait la crédibilité de l’euro => sévères mesures d’austérité et prêts d’argent pour financer le déficit

 

Voilà, énoncé de manière un peu indigeste, le scénario officiel de la « crise grecque ». 

Je me suis amusé à recenser les fameuses « mesures d’austérité », dont l’enjeu principal est que l’Etat accroisse ses recettes (principalement par le biais d’impôts et de privatisations) tout en réduisant drastiquement ses dépenses – et peu importe les effets à long terme et les conséquences socio-économiques liées au désengagement massif de l’Etat :

1)augmentation des impôts : augmentation de la TVA (passée à 23% en Grèce), modification des tranches d’impôt sur le revenu (en Grèce le revenu mimimum imposable est passé de 12 000 à 8000 euros) et augmentation des taux d’imposition, augmentation de la taxation sur les produits et biens de luxe, renforcement des contrôles fiscaux.

2)privatisations de différents domaines (loterie, poste, ports, électricité, gaz, aéroport, chemin de fer, banques, propriétés de l’Etat telles que l’ancien aéroport d’Athènes, compagnie de jeux en monopole public)

3)baisse des salaires et des traites des fonctionnaires (suppression du 13ème mois), baisse de l’aide au chômage (en durée ou en montant), baisse du salaire minimum.

4baisse des retraites.

5)réduction de toutes les dépenses publiques : sécurité sociale (coupes budgétaires notamment dans les hôpitaux, les centres de toxicomanie, d’assistance psychologique, ou dans la couverture des soins « secondaires »), non-renouvellement des départs à la retraite de fonctionnaires.

6)libéralisation des professions « fermées » (architectes, pharmaciens, avocats, chauffeurs de taxi, kiosques…)

7)encouragement à la création d’entreprise (asssouplissement des démarches administratives)

8) accroître la flexibilité de l’emploi (faciliter l’emploi à temps partiel, à contrat à durée déterminée, de nuit, les procédures de licenciement, allonger le temps de travail du privé et des fonctionnaires).

 

Questions à approfondir : pourquoi dans une telle période de répression où les gens n’ont plus d’argent les prix à la consommation ne baissent-ils pas ? Quel rôle le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Centrale Européenne (BCE) ont-ils joué dans cette crise ? Qui conseille des chefs d’Etat comme Angela Merkel ou Nicolas Sarkozy lorsqu’il s’agit de gérer une telle situation ?

 

Vendredi 13 juillet 2012

            Levé tôt ce matin, je suis allé directement à l’agora antique : en contre-bas du Parthénon où s’agglutinent les visiteurs, cette agora est désertée alors qu’elle offre l’agréable possibilité de pouvoir errer librement au milieu des ruines, non loin de l’imposant temple d’Arès. Je m’y suis donc baladé, essayant d’imaginer les Grecs de l’époque et, me remémorant une discussion avec Langelot, je me suis demandé s’ils avaient eu la volonté délibérée et consciente de construire pour durer.

Je me suis arrêté sur un banc pour lire les carnets d’Hubert Nyssen, souvent apaisants, et j’y ai trouvé cette pépite – apparemment anodine mais où, le contentement de soi mis à part, le langage frétille :

« Avec l’air de m’approuver, une buse rousse et de belle envergure était en train de tournoyer, planer, virevolter avec lenteur au-dessus de la Semois.

Soudain elle s’est abattue sur une proie qu’elle a emportée précipitamment. » (20 mai 2008)

            J’ai clôturé mon tour en passant acheter un kilo de cerises aux halles, récupérer un tirage des photos que Langelot a faites et qui sont plutôt réussies, et boire un zesto à notre QG de café. 

En rentrant, j’ai relu les extraits de Baricco que j’avais notés la semaine dernière. Ce serait toute une histoire si j’arrivais à leur associer des images… Hélas, rien ne vient*. J’ai songé au film Bassae (1964, 9’) de J-D. Pollet, et au temple éponyme dont se dégage une énergie irradiante et pourtant dépassée. D’où la stuppeur de l’autre jour en apprenant par les doctorants que ce temple du Péloponèse était maintenant masqué sous une grande bâche de protection. Ce n’est pas l’envie qui me manque d’aller y voir par moi-même. De là à louer une voiture pour m’y rendre, je ne sais pas si…

 

* Peut-être suis-je de ceux qui croient, en matière d’art comme de politique, que si on n’est pas sûr et qu’on a le choix, mieux vaut s’abstenir que d’y aller d’une main tremblante/ hésitante/faiblarde ?

 

Samedi 14 juillet 2012

            Aujourd’hui, journée placée sous le signe de la (très) grande bourgeoisie. Mal décrite – à parfaire.

 

Dimanche 15 juillet 2012

« A chaque voyage son breuvage » : en Tunisie, le thé à la menthe ou le capuccin (petit café au lait délicieusement moussu), en Grèce zesto et chocolat freddo. Climat similaire, boissons assez différentes. Mais il n’y a qu’à Athènes que j’ai trouvé un café qui a le bon goût de s’appeler Pit, auquel songeur je me suis ce matin attablé.             

 

« fumisterie », « enfumage », « déséchant », voilà des mots qui ont tourné au cours de la discussion d’hier soir sur la terrasse de B*, où il fut pourtant question de ces îles que nous ne verrons pas ce séjour, de ce site de localisation en live des bateaux sur la mer, et des chimères de l’université.

 

            J’ai regardé « L’ordre » (1974, 44’)  de J-D. Pollet (que Langelot a malicieusement emmené sur son ordinateur) autour des lêpreux qu’on exilait sur des îles, et y ai retrouvé des caractéristiques de son cinéma comme la prise en mouvement d’un plan, la voix-off, des images identiques qui reviennent plusieurs fois mais qui ne revêtent pas exactement le même sens, et un ton de couleurs – definitely chaudes. Et tout ça pour pointer des choses qui dépassent et les lêpreux et le cinéma, une manière d’être tellement précautionneux, attentif, en empathie avec un sujet pris à bras le corps que finalement… 

 

 

Lundi 16 juillet 2012

            On nous avait prévenus, mais à Athènes et à Tinos nous avons été surpris d’à quel point les prix étaient élevés. Un café freddo ? 3 €! Un ticket de bus ? 1,20 € ! Un bout de fromage ? 15 €/kilo ! A ces prix-là on est au niveau français, et même peut-être parisien. C’est peut-être différent dans l’intérieur des terres, dans le Péloponèse ou en Thrace et beaucoup nous ont dit que les prix de l’immobilier sont en baisse. La baisse des prix (déflation) est toujours un phénomène parmi les plus redoutés par les économistes – sans que je sache vraiment pourquoi.

On sait que c’est toujours délicat de comparer des niveaux de prix car l’offre (c’est plus facile de fabriquer du fromage dans le Berry qu’au fin fond du désert) et la demande (on n’accorde pas la même valeur à un climatiseur à Helsinki ou à Nouakchott) en fonction des modes de vie, des capacités de production locales, des taux de change internationaux, et d’une foule d’autres paramètres qu’on maîtrise plus ou moins. D’où les tentatives des économistes pour rendre ces prix comparables, en construisant des paniers de bien représentatifs du consommateur moyen, des comparaisons internationales en terme de « parité de pouvoir d’achat » (ppa), ou simplement en essayant de comprendre ce qui fait qu’un prix augmente ou s’abaisse.

            Or, en Grèce, la population s’est appauvrie, en raison notamment des baisses de salaires (>40 de salariés touchés), de la montée du chômage (2007 : 8%. 2012 : 22,5%), et de la baisse des traites de fonctionnaires et des retraites. Selon la bonne vieille loi de l’offre et de la demande, un tel « choc » sur cette dernière devrait faire baisser les prix. Or, en pratique comme en regardant l’évolution des prix à la consommation, cela ne semble pas être le cas. Pourquoi ?

            Plusieurs pistes d’explication à ce jour, dont aucune ne m’a vraiment convaincu.

1) les entreprises grecques seraient fortement endettées et tenues de maintenir leurs prix pour faire face à leurs engagements de remboursement.

Peut-être est-ce le cas, mais on peut très bien imaginer qu’une baisse des prix augmente en fait le profit : si le prix d’un bien baisse, plus de consommateurs en achètent, cette augmentation du nombre peut compenser la baisse du prix.

2) les grecs seraient horripilés par l’idée de négocier les prix. Ce prisme culturel me semble difficilement tenable, c’est souvent désagréable de devoir négocier un prix mais de là à préférer mourir de faim plutôt que de recourir à la négociation… Les Français et les Belges non plus n’aiment pas négocier.

3) les prix à la consommation sont victimes, partout et tout le temps, d’un « effet de cliquet » selon lequel les prix fluctuent mais uniquement à la hausse, quand ils devraient baisser ils ne baissent pas parce que « ça ne se fait pas, un point c’est tout ». 

4) les récentes augmentations de taxes (dans le cadre des plans d’austérité, passage de la TVA à 23%, instauration d’une taxe fixe pour les professions libérales…) sont entièrement reportées sur les prix qui augmentent d’autant. Toujours cette question épineuse de savoir qui paye réellement une taxe : on croit taxer les entreprises et puis finalement elles se déchargent sur les consommateurs qui en payent la facture, ou comment c’est la population qui paye la récession à la place des entrepreneurs qui en sont responsables  – étonnamment peu d’éléments sur cet important enjeu de redistribution dans les articles du Monde parus sur la Grèce depuis 2009…

5) la Grèce importe beaucoup de produits de l’étranger et ces fournisseurs (au premier rang desquels … des Allemands !) refuseraient de baisser leurs prix, et la Grèce est un trop petit marché pour que la baisse de sa demande intérieure se répercute sur les prix internationaux. Ok, et en même temps plus un pays est ouvert aux importations, plus son marché est concurrentiel, et donc plus les prix devraient baisser…

6) le prix des matières premières et en premier lieu du pétrole ont beaucoup augmenté, ce qui se répercute sur tous les autres prix – argument aux allures de serpent de mer qu’on ressort trop peu précautionneusement.

7) la baisse de la demande ne s’est pas encore réellement fait sentir grâce aux petits bas de laine des ménages grecs (épargne) et à leur préférence pour certains biens (le petit café du matin au café du coin, la salade avec feta etc). Il est clair que c’est difficile de savoir à quelle vitesse se marquent tous ces mécanismes, mais cela fait déjà 3 ans (2009-2012) que la Grèce est « entrée en récession » (taux de croissance négatifs).

 

            Bon, je ne m’enfonce pas plus dans ces méandres d’économistes mais on voit assez rapidement qu’avoir une vision claire de ce qui se passe n’est pas si facile, vu le nombre d’arguments et de paramètres à prendre en compte, leurs temporalités et leurs ampleurs respectives etc.

           

Mardi 17 juillet 2012

            Maniant 5 langues et trois alphabets, prêts à travailler énormément, et avides de gagner de l’argent, voilà les travailleurs du futur qui vont débarquer du Maghreb, d’Europe de l’est, d’Inde… Beaucoup de chez nous, et pas seulement des ouvriers, ont du souci à se faire, car un jour ou l’autre ces conquérants parviendront à se faire connaître, écrasant du même coup les barrières qu’on dresse devant eux à coup de législations anti-migratoires, de votes FN, et de réseaux sans lesquels il est impossible d’accéder à un travail bien payé.

            Il faudrait en savoir un peu plus sur le concensus socio-politique qui a permis ces dernières années la relative stagnation des salaires allemands qui, couplée à la légendaire qualité de sa production et le suivi après-vente, seraient à l’origine de sa très forte compétitivité par rapport aux autres pays européens. En Grèce, une grosse rancœur contre l’Allemagne est souvent revenue dans les discussions, affublée de termes comme « impérialiste » ou « égoïste ».

            En Grèce le déficit public serait dû au clientélisme, en Espagne et en Italie à la récession économique, en Tunisie c’est l’expansion scolaire couplée au chômage qui serait à l’origine de la révolution de 2011, au Québec les étudiants manifestent contre l’augmentation des coûts d’inscription à l’université, le mouvement « Occupy Wall Street » proteste contre les malversations de la finance… Au-delà d’un ralliement commun au mécontentement et à la révolte, que voilà donc un panorama varié, plein de diversité, bien loin de l’homogénéité qu’on voudrait lui prêter – ignorante vacuité du « De toutes façons, c’est partout pareil », quoique…

            Je n’y avais jamais pensé alors que c’était comme des lunettes sur mon nez : la Tunisie et la Grèce sont deux pays confrontés à une corruption et une économie parallèle très importantes y compris au plus haut sommet de l’Etat, et ce sont deux pays qui tirent une part substantielle de leurs revenus du tourisme, y-aurait-il un lien entre les deux ? Le tourisme serait-il une industrie favorisant la corruption ? Tiens, en voyant ces touristes qui ne sont pas en position de force car ils débarquent, faisant des échanges restant souvent sans lendemain et difficiles à contrôler, cette manière dont le tourisme permet de « faire du black », il y aurait peut-être quelque chose à creuser de ce côté – et les faillites annoncées de l’Italie et de l’Espagne ne font qu’ajouter du crédit à cette suspicion…

           

Voilà, en regardant les vagues, quelques pensées qui me sont venues.

 

 

Mercredi 18 juillet 2012

            Bref passage à Venise qui ne m’a pas inspiré, et la maison de Corto Maltesse était fermée…

 

 

Jeudi 19 juillet 2012

            Je suis retombé ce matin sur des idées à l’origine de ce voyage en Grèce : le voir pour le croire, les voyages forment la jeunesse, corriger les visions de mon premier séjour à 14 ans, faire un pas de côté par rapport aux médias, m’amuser, essayer de comprendre ce qui se passe et faire la généalogie de la situation actuelle, faire de belles rencontres, voir les rejointures avec la Tunisie, etc.

            A chaque retour de voyage, on range soigneusement les numéros de téléphone, les cartes, et les expressions qu’on a appris sur place – comme une sorte de réserve de petites semences dans l’espoir d’un retour prochain. Mais le plus important reste immatériel : la com-passion dans le regard porté sur ce que vivent les Grecs, ou l’identification de quelques points que j’appronfondirais lors d’un prochain retour. Notamment : la collecte des impôts, le quotidien des migrants illégaux du quartier Omonia, les traces de la dictature des colonels dans la société grecque, pourquoi les prix ne baissent pas, quand les comptes d’épargnes des grecs seront-ils épuisés et que se passera-t-il alors.

            Ce n’est peut-être que dans quelques mois ou années que nous saurons vraiment ce que nous avons tiré de cette excursion en Grèce, 34h de bateau et de flots infinis et onduleurs ne suffisent pas pour décanter un voyage, faire le point sur ce qu’on a manqué, et ce qu’on a compris, ou ressenti… To be followed

 

Heureux qui comme Ulysse…

 

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  • « Je m'appelle Pit, alias Corto Jardenn Bonaventure, j'ai fait beaucoup d'études et puis j'en ai eu marre, alors j'ai fait une pause avant de reprendre - histoire de m'interroger encore un peu. Entreprise ratée ou réussie, je ne sais. Je suis jeune, avec tout ce que ça suppose de parti pris, d'audace, de certitudes absolues, de désarroi, et de ratés. »