Dimanche 1er avril 2012

Aujourd’hui dormi un peu plus tard que d’habitude et aidé au déménagement de mon ami Da. Q. 


J’ai appris avec plaisir que le film « La cause et l’usage » de Dorine Brun et Julien Meunier  a été primé hier soir au festival du cinéma du réel avec le prix des bibliothèques et une mention spéciale du jury des jeunes. Il porte sur la manière dont le milliardaire et maire de Corbeille-Essonne Serge Dassault, déclaré non-éligible par le conseil d’Etat pour avoir acheté des électeurs au scrutin précédent, fait campagne pour « son » candidat, et recourt à des manipulations ignominieuses et parfaitement illégales. Pouvoir débordant de l’argent auquel ses opposants ont bien du mal à s’opposer. 

C’est chouette que ce genre de film-putsch, peut-être sans grand intérêt cinématographique mais à enjeu politique, ait été d’abord sélectionné puis primé au festival du cinéma du réel. Il avait été envoyé à Arrimage pour le festival et nous l’avions également sélectionné sans hésitation, mais le festival du réel impose une certaine primauté des films sélectionnés et donc nous n’avions pas pu le passer. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 797, § 72

Lundi 2 avril 2012

J’ai repensé au film « La cause et l’usage » que j’ai mentionné hier et je me suis demandé si l’innovation perpétuelle de la forme était vraiment le bon enjeu d’une création artistique : est-ce vraiment si grave de reprendre ici ou là une forme préexistante et de l’appliquer à un autre terrain ? Alors on peut voir ce qui en sort, ceux qui ne connaissent pas la forme initiale en profitent pour la découvrir, et on peut construire avec au moins une base. Il y a bien sûr le problème du droit d’auteur, mais qui n’est pas gênant dès lors qu’on n’oublie pas de rendre hommage.

J’en discute avec U. E. qui, couvrant mon ignorance de l’histoire de l’art, me signale que cette idée de « faire ce qui n’a pas déjà été fait » est typiquement un enjeu lié à l’art contemporain, mais qu’il n’en a pas toujours été ainsi : d’autres époques visaient à rendre grâce à Dieu, resembler au réel, être fidèle aux modèles etc.


Assisté à une réunion préparatoire d’une étude sur les conflits au travail dirigée par M. S. qui m’y avait gentimment convié suite à mes critiques du livre précédent La lutte continue ? (Sophie Béraud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, 159 pages, 2008). 

L’ouvrage rappelait en effet à partir d’une enquête statistique et d’observations de terrain que la conflictualité était multiforme (des grêves habituelles aux séquestrations de patron), avait augmenté entre 1998 et 2004, portait majoritairement sur des revendications salariales, et apparaissait plutôt dans des établissements de plus de 50 salariés. 

Il m’avait donc plu, mais je m’étais demandé dans quelle mesure la forte corrélation entre présence d’un syndicat dans l’entreprise et apparition de conflits pouvait être interprétée comme une causalité. L’ouvrage prenait cette dernière comme évidente, et c’est peut-être le cas : les syndicats participent à faire naître des conflits avec les directions d’entreprise et remplissent ainsi leur rôle de défense des ouvriers/employés. 

Or, si on rompt avec cette appréciation méliorative des syndicats et qu’on en parle avec un marxiste ou plus simplement un anti-syndicaliste, il y a de fortes chances qu'il défende la thése que les syndicats sont au contraire des facteurs d'une baisse de la conflictualité et de modération de l'organisation collective et que leur rôle est de "faire passer la pilule". Dans cette optique, les syndicats freinent l'action collective plutôt qu'ils ne la stimulent : c’est la lecture marxiste de l'irruption des syndicats socio-démocrates au début du 20ème siècle financés par le patronat dans le but de calmer et d'endogénéiser dans le capitalisme les revendications ouvrières. Donc on pourrait penser en poussant schématiquement le raisonnement qu'il existe un effet de sélection très lourd (et inverse à celui défendu dans l'ouvrage) selon lequel les syndicats s'implanteraient dans des entreprises où il existe déjà une conflictualité et une tension dans les relations conflictuelles très importantes et que leur mission est de "calmer le jeu" au sein de la boîte. Mon point n'était pas tellement de dire que l'hypothèse marxisante est juste (d'ailleurs ne pourrait-on pas encore en proposer d'autres ?), mais ce qui est choquant c'est qu'elle ne soit même pas évoquée ou testée à la lumière des données, comme si c'était une hypothèse disparue dans les oubliettes de l'histoire...

Le même type de question se pose pour les "nouveaux outils managériaux" avec lesquels on essaye de nos jours d’embobiner les salariés et dont la corrélation entre leur présence et une situation conflictuelle témoignerait de leur inefficacité. Mais ne peut-on pas penser que les patrons sollicitent de telles méthodes précisément lorsque leurs entreprises sont confrontées à des tensions professionnelles et que sans ces méthodes la conflictualité serait encore plus forte ?

S'interroger sur la manière dont un axe de recherche s'inscrit fondamentalement dans une idéologie, dans un contexte socio-historique donné, dans des rapports de force politiques, etc. Se demander à quels endroits et jusqu’à quel point une interprétation sociologique dépend des prénotions et de la vision du monde qui traversent son auteur, voilà une idée-phare des sciences sociales déjà présente schématiquement chez Durkheim et poursuivie dans Le Métier de sociologue (Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, éditions de Minuit, 357 pages, 1968). 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 798-799, § 73


Mardi 3 avril 2012

Aujourd’hui nous poursuivons le montage de notre film tunisien avec le plaisir, au-delà des plans et des séquences qui ne donnent rien, de voir ce qu’on n’avait pas vu lors du tournage : l’attitude de tel ou tel personnage, la bonhomie ou le refus de se faire filmer, un petit détail auquel nous n’avions pas prêté attention et qui surprend agréablement. 

Il y a aussi ces rares moments, qui m’avaient échappé, où notre condition de filmeur occidental est remise en jeu ou questionnée. Notamment Brahim le postier du village qui, facétieux et amical, nous renvoie la question lorsque nous lui demandons si le chômage des jeunes est un problème en Tunisie : « Non, non, c’est un problème mondial. Et en France il est de combien le chômage ? », agrémentant d’une moue caractéristique cette parole interrogatrice. 

Il n’empêche, faire retour sur ses œuvres, sur ce qu’on a filmé, dit, ou écrit, est souvent un exercice périlleux et potentiellement désagréable. Car il s’agit d’affronter ses propres barrières, manques, et mauvais choix. On y trouve aussi nos préjugés ou nos anté-conceptions décoffrés à l’état pur. Pourquoi cette prise de conscience ne peut-elle pas avoir lieu au moment-même où l’on « réalise » ? Tiens, le verbe « réaliser » se trouve ici investi d’un sens ambigu, entre la prise de conscience, l’aboutissement réflexif de soi, et l’acte de faire (surtout pour le cinéma). 

Et c’est difficile parce qu’on a toujours l’impression de se connaître très bien, mais dans ces moments-là on en vient parfois à se demander ce qui a bien pu nous conduire à agir de telle ou telle manière – ou comment un simple visionnage de rushes peut virer à la crise existentielle. 


Dans ces cas-là, je ne sais pas trop si regarder les films des autres aide vraiment, ou si c’est un refuge pour se rassurer ou trouver de bonnes pistes, pour ce montage ou des tournages à venir.
Quoiqu’il en soit nous regardons la petite « Leçon de lecture » de Johan Van der Keuken (10 min., 1973). Petite en apparence, car dans ce court-métrage au montage audacieusement rythmé par une audacieuse musique électronique (mettre le lien),

l’apprentissage de la lecture dans cette petite école d’Amsterdam se situe entre l’émancipation vers l’âge-adulte, l’inculquation d’un code de société, et la politique du vaste monde avec Allende au Chili. 

Apprendre à lire, c’est aller de l’avant et en même temps c’est entrer dans un système qui nous façonne ; avoir une montre, c’est contrôler le temps autant que s’y soumettre ; prendre un pouvoir, c’est se résoudre à en perdre et que la danse commence. Merci, VdK. 


A développer : cette idée qu’au fond chaque œuvre d’art n’est qu’une œuvre d’art parmi toutes les autres, et qu’en tant que telle elle ne peut éviter la question de son rapport à toutes les autres œuvres qu’héberge ce monde…Et qu’il existe deux type de spectateurs : les spécialistes qui voient une œuvre en rapport avec toutes les autres œuvres, et ceux qui ne le font pas – sans savoir si l’un est mieux ou moins bien que l’autre.


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 800, § 74


Mercredi 4 avril 2012

En discutant avec P. W., je comprends que nous ne sommes pas les seuls à avoir eu du mal à trouver le fil directeur l’année dernière en Tunisie : elle connaît des reporters qui sont allés y faire un documentaire sonore (forme d’expression qui ne me laisse pas insensible) et eux aussi ont eu du mal au retour à tenir leur fil et leurs personnages au milieu de tout ce qu’il avait vu, entendu, et récolté sur place. Dans le tumulte post-révolutionnaire, il est bien difficile d’identifier ce qui change vraiment et de discerner ce qui est d’importance de ce qui ne l’est pas. La réalité est touffue, et la juste trame malaisée à trouver. Eh quoi, peut-être n’est-ce pas pour rien, même si c’est agaçant, que l’histoire et la philosophie viennent nécessairement après l’événement. 

En novembre 2011, le taux de chômage espagnol, c’est-à-dire la part des chômeurs dans les personnes à même de travailler (population active), s’est élevé à 23%. Ahurissant, non ? 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 801, § 75

Jeudi 5 avril 2012

Ce montage aura eu le mérite de nous amener à réfléchir sur des enjeux artistiques lourds : trouver le mot/cadre « juste », dire beaucoup en peu de mots/images, identifier les élément-clés qui soutiennent une trame narrative, accorder une vraie place au tatônement, à l’humour, au non-sérieux. Nous avons également compris que les métaphores viennent rarement de nul part, elles ne peuvent résonner que si elles se trouvent insérées dans un contexte, dans une area d’autres éléments déterminant leur sens. 


Je repense à cette séance du cinéma du réel de la semaine passée dans une salle remplie de jeunes documentaristes en devenir. Je me dis qu’ils auraient tant de choses à se dire, à échanger sur leurs difficultés et projets respectifs, mais hélas ils ne se rencontrent pas, comme si l’espace de discussion était à trouver. 

Et en discutant avec une amie trentenaire, il semble que certain-e-s trentenaires célibataires éprouvent le même type de problème pour rencontrer un-e compagnon-ne, car il existe peu de lieux où cela est rendu possible. La plupart ont eu au moins une grande histoire d’amour, sont dans la force de l’âge, et vivent seuls. Trop dommage, dommage, dommage. Brrr…


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 802, § 76


Vendredi 6 avril 2012

Aujourd’hui nous organisons une projection collective d’un premier montage de notre film, afin de recueillir des avis, des critiques, et des pistes pour sortir de certaines ornières – moment où l’on se met en jeu, incontournable si on veut être sûr de ne pas trop s’égarer. Il faut en passer par là si on veut arriver à de grandes choses et rester humble. Avec toujours les craintes d’être seul à voir ce qu’on pensait être évident, que les images ne reflètent pas ce qu’on y met, et de déboucher sur le constat que finalement les intentions de départ sont bridées par les images tournées. 

Mais tout à l’heure c’est pour une tout autre raison que j’ai été pris d’une de ces fureurs qui arrivent à chacun de nous deux fois par an : ça m’a mis en colère que les critiques portent sur des points sur lesquels je n’ai cessé d’insister auprès de mes camarades co-réalisateur et monteur (car un film, ça se fait à plusieurs, plaisir, remise en question, et vexation mêlés), et ce à de nombreuses reprises depuis le début du montage. Une fois, deux fois, à la troisième je m’énerve car j’ai l’impression que mon temps me file entre les doigts, surtout après six semaines de dur labeur et de tatônnements riches d’enseignements. Mais je sais que c’est dans ce genre d’épisode qu’il faut raison garder, sans quoi on risque de faire chavirer tout le navire, et ce n’est évidemment pas l’objectif – ce qui ne doit pas empêcher que certaines pendules soient remises à l’heure, il y a en la matière un juste milieu à trouver. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 803, § 77


Samedi 7 avril 2012

Aujourd’hui, silencio. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 804, § 78

Dimanche 8 avril 2012

L’autre jour, dans ma naïveté, je suis allé à la bibliothèque consulter des lectures que me conseillaient D. G. : Abymes de Pascal Quignard, Elie Faure Histoire de l’art. 1 : l’art antique, Le bleu du ciel de Georges Bataille, et ____. Mais j’ai vite compris qu’il s’agissait d’œuvres lourdes, conséquentes, et desquelles on ne fait pas aisément le tour.


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 804-805, § 79

Lundi 9 avril 2012

 

Aujourd’hui nous sommes partis à Besançon, avons repris le montage de notre film tunisien, et reparlé des désaccords apparus lors du visionnage de vendredi. 

Travailler à plusieurs implique de se remettre fréquemment en cause, de se demander encore plus qu’à l’acoutumée si on a raison, et d’arriver à énoncer correctement ses intentions. Je suis bien conscient de tout ce qu’apporte un travail collectif, notamment motivation et solidité, mais c’est usant, éprouvant, et je suis parfois fatigué d’avoir ainsi à justifier mes choix à chaque virage. 

Nous avons été très gentimment invités le soir rue Battant chez F. P. où nous avons été reçus comme des rois. Et, même amortis par notre journée de travail, nous avons traversé la soirée entre les choix politiques des uns et des autres, les états d’âme de D. G., et les prochains événements culturels byzontins. 

 

Ce matin dans le métro déserté en ce lundi de Pâques, je demande un mouchoir à la voyageuse se trouvant en face de moi, qui m’en donne et demande à voir le livre où je me trouve plongé : 

-ah, vous vous intéressez à « Blow up » (film d’Antonioni, 1967) ? Vous l’avez vu ? 

-non, répondis-je benoitement. 

-ah mais ça serait peut-être mieux de le voir avant, non ?

A quoi je me suis senti assez idiot à 7h34 dans ce RER qui m’emmène à la gare, et je réponds qu’on me l’a prêté en me disant que ça m’intéresserait de le lire même sans l’avoir vu (véridique !). 

Il n’empêche, p. 26 : 

« Pouvons-nous construire notre rapport au monde, ce qui se donne comme toujours déjà là, omni-englobant et par conséquent ouvert, autrement qu’en morcelant le réel et en l’investissant de sens par fragments, pouvons-nous vivre ensemble autrement qu’en jouant en permanence avec et dans des cadres inévitablement instables ? » 

(Thierry Roche, Blow up. Un regard anthropologique, Yellow now-côté cinéma, 172 p., 2010)

Reste qu’en lisant cet ouvrage on se demande si l’auteur a déjà pris en main une caméra, affronté les inévitables imprévus et tumultes d’un tournage, et éprouvé les soudaines impulsions qui amènent à prendre telle image plutôt que telle autre. Force et impuissance de la théorie, à la fois in et complètement à côté de la plaque. 

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 806, § 80

 

 

Mardi 10 avril 2012

 

 

 

Une série de livres décevants sur lesquels je suis tombé ces dernières semaines, voilà ce que sont venues rompre les Aventures d’un regard de Johan Van der Keuken (éd. Cahiers du cinéma, 240 p., 1998), qui s’ouvrent sur cette parole du poète hollandais Bert Schierbeek : 

« J’ai toujours pensé que la vie c’était 777 histoires en même temps. »

 

Aujourd’hui U. E. a appris qu’elle n’avait pas été retenue pour son concours de bibliothéquaire, et je ne sais quoi dire pour la réconforter quant à la stabilité de l’emploi, entre les musées publics qui ne recrutent plus qu’à force de CDD de quelques mois (Contrat Durée Déterminée) et ces concours de la fonction publique aux taux de sélection arides (1/100 ?).

 

Il y a des lieux et des moments de cristallisation de l’histoire où se font les rencontres, les émulsions, les croisements : mai 68, la guerre d’Espagne, la Libération, la clinique de Saint Alban. 

Est-ce que Besançon joue dans ce registre, sous la forteresse Vauban de 1674 et à côté de la Rodia des années 1960 ? 

Tout à l’heure justement je suis allé me balader du côté de cette usine désaffectée où on frabriquait du coton artificiel et où Chris Marker lança le mouvement Medvedkine* : la légende raconte qu’il vint y faire un film sur la condition ouvrière et que, les ouvriers ne se reconnaissant pas dans ses images, il leur passa sa caméra pour qu’ils tournent eux-mêmes – à la suite de quoi de nombreux cinéastes et techniciens vinrent aider les ouvriers, lançant le mouvement. 

Mais aujourd’hui le lieu est paisible, même s’il reste impressionnant avec ces bâtiments hauts et réguliers, les rails incrustés dans la route, la salle des machines « comme une cathédrale » (dixit D. G.). La verdure, les vitres éclatées, les parpaings entraînent dans l’oubli les milliers de travailleurs qui y travaillaient, la disparition de la classe ouvrière, le souffle glacial qui se dégage de l’intérieur. Deux chauffagistes qui tiennent là une boutique me racontent que parfois d’anciens ouvriers viennent voir et en pleurent. D’où peut-être cette question posée par Chris Marker dans « A bientôt, j'espère » (avec Mario Marret, 1967/1968, 44 min.) de savoir que faire de ce passé qui pèse lourd et nous semble maintenant bien creux. 

Eh quoi, à rebourd de beaucoup de sociologues et d’ouvriers pour qui « c’était mieux avant », ne pas oublier que derrière le sentiment d’appartenance à une communauté ouvrière, l’entre-aide mythifiée, et l’ambiance de l’usine, se cache un travail difficile, pénible, peu enviable. Summum de la défaite d’une société post-industrielle où on en viendrait presque à envier cette époque ouvrière pour le sentiment de communauté qui habitait les travailleurs. 

De passage dans une usine belge en grêve contre sa fermeture annoncée, F. P. a déclaré, après l’avoir visitée et constaté le travail infernal qu’elle abritait, être « bien content que cette usine vétuste et dangereuse ferme enfin ses portes » ; à quoi on lui a jetté des tomates à la figure ! ! 

La mairie de Besançon, dont l’ambition culturelle n’est pas en reste, a pour projet de racheter le terrain de la Rodia, un beau site au bord du Do-ubs, pour tout raser et le réaménager en une friche artistique. Laquelle existe déjà, puisque nous y passons nos journées à monter notre film tunisien, mais à quelques centaines de mètres de la Rodia. 

 

Poésie d'un moment photo-graphique à Besac'

 

*Medvedkine est ce cinéaste russe qui parcourait la Russie révolutionnaire à bord d’un train en filmant la journée et montrant le soir ses rushes aux habitants du lieu. Voir « Le tombeau d’Alexandre » de Chris Marker (1992, 2h).  

 

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 807, § 81

 

 

 

 

 

Mercredi 11 avril 2012

 

Les jours passent et les mots justes continuent de manquer pour dire l’enterrement de Giuseppe Marchiafava auquel nous avons assisté samedi à La Louvière. 26 ans, atteint d’une mauvaise tumeur depuis cinq ans, une petite fille du même âge. Son père est mon zio. Je les avais accueillis comme je pouvais il y a quelques semaines à Paris où ils consultaient un spécialiste, mais ça n’a pas suffi. 

Nous avions discuté l’autre jour à l’hopital de son fils, de notre accrochage à la vie, et de leur dernier voyage en Sicile. 

C’est aussi un vieil ami de mes parents, qui en ce genre d’occasion sont toujours présents, forts et beaux, fidèles au poste - et je les admire. Nous avons revu avec plaisir quelques amis d’une autre époque, mais pour ma part le cœur n’y était pas : c’était un de ces jours où la vie s’écroule avec fracas, où l’on s’habille en noir, et où les mouchoirs doivent rester à portée de main.

A La Louvière, toujours les maisons en briques, les terrils, les jeunes belgo-italiens bien sappés, les maisons en chantier, et les chaussées trouées. (à suivre).

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 808, § 82

 

 

Jeudi 12 avril 2012

Aujourd’hui nous arrivons vers la fin de notre montage et Q. F. est gentimment venue faire de la traduction au mot près pour que nous établissions les sous-titres, travail tatônnant et méticuleux. S’il ne fallait citer qu’un exemple, je repense à cette expression arabe que nous avons finalement traduite par « l’équilibre se rompt » alors que l’arabe dit littéralement « les feuilles du bureau s’envolent » (ce qu’en français nous avons beaucoup de mal à exprimer avec finesse tout en nous figurant l’image).


Lues et entendues ces derniers temps, des idées qui font leur chemin dans les milieux de gauche : le revenu minimal inconditionnel, le tirage au sort comme véritable pratique démocratique… 

Deux questions assez primaires me viennent à la lecture du texte « Europe fédérale versus apocalypse du capital » d’Anne Querien et Yann Moulier Boutang (Multitudes, novembre 2011, 3p.) que m’a passé D. G. : 

1)D’où vient cet argent que les banques centrales ont semble-t-il investi massivement pour renflouer le secteur financier ? Est-ce de la « vraie monnaie » ou seulement des jeux d’écriture comptable ou un assouplissement de la régulation ?

2) Si on admet que l’Union européenne est une grande machinerie au service du capital, comme les auteurs semblent le sous-entendre, alors qu’est-ce qui motive les commissaires européens à cautionner une institution à ce point dévouée au grand capital ? Qui est à l’origine d’une telle manipulation ? Si les fonctionnaires, qui ont des salaires beaucoup plus faibles que les revenus des grands patrons à qui ils facilitent la vie, ne sont pas motivés par l’argent, qu’est-ce qui les amène à prendre de telles mesures défavorables à l’intérêt public général ? Comment les lobbying privés exercent-ils concrètement leur influence, surtout sur des politiciens commes les commissionnaires de l’union européenne ou de l’état français, dont il est difficile de croire qu’ils ignorent tout de la politique ?


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 809, § 83


Vendredi 13 avril 2012

Aujourd’hui, retour à Paris mais un pressentiment me dit que je serai amené à revenir à Besançon, en villégiature, en tournage, en balade sur les charmants bords du Doubs…


En revoyant certaines séquences tournées dans ce petit village du sud-tunisien (Tataouine ou le middle-of-nowhere comme disent les parisiens), j’ai à nouveau constaté les différences de rythme, de couleurs, de richesse, déjà ressenties sur place et autour desquelles s’articule le contraste et parfois l’opposition ville/campagne. 

Et je me suis demandé dans quelle mesure il y avait là quelque chose d’universel, qui serait similaire dans l’Aubrac, au pays Basque, et au Tadjikistan – comme si la disposition spatiale façonnait les rapports entre les hommes. A la campagne tout semble moins saturé, moins exponentiel qu’à la ville.

Les gens des petits villages, desquels on n’entend pas beaucoup parler et qui n’ont pas l’habitude qu’on s’intéresse à eux, sont attentifs à la politesse, apprécient qu’on les salue, qu’on participe au commerce local, qu’on adopte leur rythme de vie. Rien de pire alors que d’arriver avec ses aliments, de refuser leur tambouille parfois trop épicée à notre goût, et de rester branché sur le rythme trépidant de la ville. Il n’est pas dit que les urbains tolèrent vraiment mieux l’impolitesse et le « Come to the point, ne tournons pas autour du pot », mais … Une simple question d’habitude ou bien vraie divergence de civilisation et de personnes ? 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 810, § 84

Samedi 14 avril 2012

Hier soir rencontre passionnante avec J. J. dont j’avais déjà entendu parlé et bien aimé le film : il m’a vivement raconté ses déboires avec d’éminents professeurs de sociologie aux yeux desquels l’image filmée ne représente pas grand chose, et en conséquence les difficultés pour faire reconnaître et financer son approche cinématographique. D’après lui les choses évoluent, mais petit à petit. J’ai pensé Xavier Browaeys qui vingt ans auparavant avait butté sur les mêmes réticences en géographie. 

Voilà probablement l’explication des problèmes de son et de qualité d’image qui constituent le défaut principal de son film plein de mérites par ailleurs – mais en cinéma la technique ça compte. 

Occasion de se souvenir que si on veut vraiment juger d’un travail cinématographique, il vaut mieux prendre en compte les contraintes et le contexte qui ont accompagné sa création. 

Je me demande vraiment si certains amis qui m’accueillent de temps à autre ne se jouent pas de moi à mon insu en laissant traîner chez eux des films et de la lecture qui, l’air de rien, semblent parfois avoir été choisis avec minutie – laissés là comme des cartouches contre d’éventuelles insomnies ou des appâts pour aiguiller la curiosité. Peut-être même qu’ils en parlent entre eux et anticipent mes réactions. 

En arrivant tout à l’heure chez M., je tombe par exemple sur le Journal volubile d’Enrique Vila-Matas, « Vivre sa vie » de Jean-Luc Godard (80 min., 1962), et un numéro d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales de juin 1994 portant sur « Les enjeux du football ». Et encore, c’est une pêche moyenne, car le premier que je voulais lire depuis longtemps n’est autre que mon exemplaire oublié la fois précédente, et  j’avais justement vu le Godard il y a deux jours avec D. G. qui voulait absolument qu’on le regarde. Le troisième quant à lui m’a aguiché avec sa couverture rouge vieillie et son sommaire présidé par une ouverture de Jean-Michel Faure et Charles Suaud* (« Les enjeux du football », p. 3-6). Occasion de me rappeler que sur les bons conseils de E. J. je devrais aller consulter La vocation : conversion et reconversion des prêtres ruraux (éditions de minuit, 278 p., 1978) de ce même Charles Suaud . Il m’en a en effet parlé avec passion, en y voyant une belle tentative pour expliquer sociologiquement la crise de vocation des curés de campagne, essayer de comprendre comment à un moment donné la transmission d’une vocation de génération en génération s’enraye. 


*Attention de ne pas confondre le sociologue Charles Suaud avec l’entraîneur de foot « Coco Suaud », tout deux exerçaient autour du ballon rond et à Nantes, mais pas dans le même registre ! 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 811, § 85

Dimanche 15 avril 2012

A l’initiative de U. E., fait hier soir un petit tour au point Ephémère, où l’ambiance était dansante et résolument au parisien bien peigné, dans cette salle peut-être pleine de Théophile en mal de plaisir et d’aventures. 

Une partie de la fin de journée perdue à régler une transmission de clés qui ne pouvait se faire de visu et a viré en véritable mic-mac. Il paraît qu’une bande s’amuse à faire les boites aux lettres des immeubles. Du coup, plus personne n’ose utiliser ce moyen pour passer ses clés. Faut pas taper sur les voleurs parce qu’ils doivent avoir leurs raisons, mais bon… Sans parler de la réticence de les laisser chez le commerçant du coin. Bref, c’est un peu comme les conditions d’un contrat ou la teneur médiocre d’un aliment qui sont écrits en tout petit en bas : le genre de petit détail, de petite règle, qui fait penser à un clou mal placé et complique la vie bêtement. 

Profiter d’un dimanche lymphatique pour regarder le film « Cités de la plaine » de Robert Kramer (Les films d’ici, 1h50, 2000), très écrit, très maîtrisé, avec plein de plans qu'il n'aurait pas tournés ainsi sans avoir dans la tête ce qu’il allait en faire et comment les monter. 

Mais ce sont d’abord ses couleurs qui m’ont frappé, très froides avec du bleu, du vert, du jaune néon, et qui correspondent à une atmosphère de cité avec fleuve, métal, béton, usine et fumée. Nous n’avons sans doute pas assez prêté attention aux couleurs lors de notre tournage tunisien, or c’est important dans une image, les couleurs et leurs contrastes ou leurs harmonies. 

Aussi le chassé-croisé docu-fiction entre ce personnage fêlé et détruit, incarné par un très beau comédien, et des femmes qui ont envie d’aller plus loin et plus fort. 



« Ayant ainsi parlé, Pallas Athéna l’emmena

   rapidement ; et il marchait sur ses traces divines » (II, 405-406). 


Entre « Télémaque le réfléchi » et « Athéna dont l’œil étincelle », c’est comme un plongeur en apnée que, grâce à D. G. qui me l’a offert, je suis rentré dans l’Odyssée, sans oublier toute une ribanbelle de Echéphron, Stratios, Mentor, Persée, Thrasymède et autre Arétos…


Elipse d’avant-garde : 

« Lorsque parut la fille du matin, l’aube aux doigts roses, 

les chevaux attelés, ils montèrent sur le char peint ; 

il fit claquer son fouet, les chevaux volontiers bondirent. 

Ils atteignirent une plaine avec du blé, et peu après

arrivèrent au but, tant les chevaux s’étaient hâtés. 

Le soleil se coucha, et l’ombre envahissait les rues. » (III, 491-497, Pisistrate accompagne Télémaque à Sparte)


Litote pré-racinienne : 

« (Télémaque, les mots que tu n’auras pas trouvés seul, 

quelque dieu te les soufflera) ; car je ne pense pas 

que tu sois né sans leur accord à tous… » (III, 26-28, Athéna à Télémaque)

Et tout ça posé à côté de descriptions apparemment basiques, « Mais Hélène, fille de Zeus, eut alors une idée » (IV, 219), « le Vociférateur bondit hors de son lit » (IV, 307). 

Pour clore ce dimanche soir, le chant du coq homérique : « Lorsque parut la fille du matin, l’aube aux doigts roses, … »


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 812-813, § 86


Lundi 16 avril 2012

Ce matin dans le métro deux professeurs l’un à côté de l’autre corrigeaient des copies, en les annotant conscienscieusement. Dans le tronçon entre Denfert-Rochereau et la place d’Italie, il y avait aussi la maman amoureuse de son fils, de son petit Théophile, qui devait avoir vers les 6 ans. Enfant-roi, il étouffe, bien habillé, bien coiffé, plein de non-chalance et de dépit intériorisé. Si jeune, déjà il n’en peut plus, ploie sous l’amour maternel, et attend la mort de celle-ci pour rentrer vraiment dans la vie. 

J’ai arrêté de lire Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier (Payot, 256 p., 2001 [1989]), je ne suis pas rentré dedans malgré quelques bons chapitres, et l’ai donc passé à M. E. qui voulait les lire. A part l’audace mesurée de recourir à des phrases nominales, pas grand-chose à me mettre sous la dent. 

J’ai pour l’instant un peu de mal à trouver mon kif en matière de littérature de voyage, qui a pourtant l’air d’être un genre bien établi. 

Rebond lointain d’une discussion tardive, S. I. quittée aux aurores m’envoie par mail : 

« Le cinéma doit « consentir à n'être que la surface où cherche à se chiffrer en figures nouvelles l'expérience de ceux qui ont été relégués à la marche des circulations économiques et des trajectoires sociales. Il faut que cette surface accueille la scission qui sépare le portrait et le tableau, la chronique et la tragédie, la réciprocité et la fêlure. Un art qui doit se faire à la place d'un autre. » (Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, p.153). »

Je ne suis pas sûr d’être entièrement d’accord avec cette rhétorique, mais voilà une sentence qui correspondrait assez au film de Kramer vu ce week-end. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 814, § 87

Mardi 17 avril 2012

Paisible arrivée à Chassingrimont où je savoure un grand silence, le temps enfin trouvé de voir tel film qui encombrait ma malle depuis des semaines, la vue sur l’étang ridé par le souffle de l’air. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 815, § 88 

Mercredi 18 avril 2012

« Critiquer est facile, construire est difficile, créer selon ses propres pensées est le plus difficile », voilà mon état d’esprit fondamental lorsque j’écris ici quelques lignes sur des œuvres dont j’imagine avec respect le temps, l’énergie, la concentration, l’abnégation, et la détermination qu’elles ont du prendre à leur auteur. Et puis l’idée que sans toutes ces références nous n’en serions pas là, c’est-à-dire que nous serions différents, car elles nous façonnent, aiguillent nos questionnements et nos partis pris : « nous sommes juchés sur des épaules de géants ». Une grande humilité contre la pédanterie si facile. Nous sommes tous des gouttes d’eau dans le grand fleuve tumultueux et foisonnant de ce qui existe déjà, de ce qui a déjà été énoncé, travaillé, maçonné. 

D’où une certaine lassitude d’être traité à la volée d’intellectuel dès qu’on essaye d’arrimer une idée, ou de disséquer/démonter/ausculter une oeuvre pour comprendre comment elle fonctionne – pointer ses méthodes, ses ressorts, ses limites. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 816, § 89

Jeudi 19 avril 2012

Deux jours jours maintenant que je suis arrivé en Auvergne. J’ai traversé en musique des routes bordées d’iris et les vallons de la Creuse. Puis des pancartes avec « Aurillac », « Le Puy », « Saint-Flour », « Espalem », « Nasbinals », qui m’émoustillent. Enfin, des toits en ardoise plutôt qu’en tuile, des petits villages, et même quelques liserets de neige. 

J’y ai retrouvé Michel tel qu’en lui-même, plein de finesse, de malice, et très politiquement incorrect, et sa compagne la charmante Corinne aux tablées qui pulullent de fèves, de fromages, et de saucisses. 

Il me raconte comment les subventions européennes servent selon lui à maintenir les prix agricoles assez bas pour que les supermarchés les achètent et les revendent à vils prix. La grande distribution se fait ainsi de telles marges de bénéfices – aux dépens du contribuable européen dont les impôts finissent dans des aides allant dans des poches de patrons – que la vente à la ferme traditionnelle redevient compétitive face à l’« agriculture industrielle ». D’où dans ce schéma les complaintes de beaucoup d’agriculteurs qui préféreraient vendre directement leurs produits et ne pas être traité d’ « assistés ». Et de ce point de vue gauche comme droite vont d’un même pas aveuglé.

Mais alors, pourquoi les autres citoyens marchent-ils donc dans cette combine ? Qu’est-ce qui fait tenir cette configuration nuisible au plus grand nombre ? Délicate question d’expliquer le consentement à la domination, d’après Michel beaucoup chercheraient à combler l’angoisse existentielle de la mort par la consommation à outrance. Mouais, peut-être, ça ne me convainc qu’à moitié mais je ne sais pas. 

Ci-dessous un extrait du numéro sur le foot d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales (n°103, 111p., juin 1994, couverture rouge) dont je parlais l’autre jour, qui m’a paru symptomatique et je dirai tout de suite après pourquoi : 

« Si l’on ajoute que le football possède une forte résonance identitaire et affective, susceptible d’être éprouvée à des échelles très différentes – au niveau du village, de la nation, et même du continent -, tout contribue à créer l’illusion d’un accès direct à l’intelligence de ce sport censé livrer des significations naturelles et immédiates, dont l’universalité reposerait sur l’expression spontanée des grandes passions humaines. (…)

Les études présentées reposent sur des choix, à la fois théoriques et méthodologiques, qui entendent contrôler la force de ces croyances solidement ancrées et largement partagées. La compréhension du sens attaché au football professionnel est indissociable de la construction de l’espace des individus ou des groupes qui engagent des intérêts dans cette pratique, pour la mettre en œuvre, la définir, l’organiser ou lui conférer de la visibilité. (…) » (p. 3)


Cet extrait me semble tout à fait représentatif de cette prétention que s’arroge la sociologie (de Pierre Bourdieu mais pas seulement, contrairement à ce qu’on entend souvent) à « dire la vérité du monde social », comme si celle-ci était cachée, inaccessible au vécu du simple quidam. On a donc dans le premier paragraphe une dénégation en règle du sens commun (« tout contribue à créer l’illusion d’un accès direct à l’intelligence de ce sport censé livrer des significations naturelles et immédiates ») sur le mode « attention moi sociologue je vais vous dire qu’elle est la réalité essentielle du football », et dans le second une prise de distance « théorique et méthodologique » à la puissance du big bang : 

« La compréhension du sens attaché au football professionnel est indissociable de la construction de l’espace des individus ou des groupes qui engagent des intérêts dans cette pratique, pour la mettre en œuvre, la définir, l’organiser ou lui conférer de la visibilité », loin loin des supporters beuglant, de la passion suscitée par un match international même dans les villages au fin fond du monde, et des efforts physiques et tactiques des joueurs*. 

Face à cette complexité du vivant et aux passions qui y sont attachées, je trouve cette prétention à l’énoncer tout à fait extraordinaire ! Pierre Bourdieu s’est bien sûr exprimé à de nombreuses reprises sur ce malaise et le travail mis en œuvre pour y parvenir, en particulier dans sa leçon inaugurale au collège de France (1982) – et ces lignes taclent à trop bon compte sa position et sa démarche. 

Il n’empêche, les sciences sociales sont passionnantes dans leur tentative de compréhension objectivée, mais parfois au moment de m’y lancer je me demande si le jeu en vaut la chandelle et ce que serait une posture plus juste/satisfaisante – questionnement à ne pas lâcher, il faut se cramponner (à suivre). 


*voilà peut-être une vraie différence entre un article de sociologie et un film documentaire : le premier prend prétentieusement et parfois craintivement ses distances avec le vécu, le second modestement s’y baigne. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 815, § 90

Vendredi 20 avril 2012

Aujourd’hui j’ai fait une grande boucle Nasbinals-Aubrac-Laguiole-Lugarde-Marcenat-Saint Saturnin-Saint Alyre-Compains-Besse Saint Anastaise. 

J’ai assisté à la fin de la traite à Le Caire (commune de Cheylade) chez les Rode père-mère-fils-employé, paraît-il parmi les rares qui fabriquent encore du salers/cantal traditionnel, avec des vaches salers pure souche à l’origine du fromage éponyme. Elles donnent du très bon lait mais en moindre quantité que les Montbelliardes, et le veau doit être amené à la mère pour amorcer la traite sans quoi elle refuse de donner son lait à l’homme. Je repars avec une provision de plusieurs kilos du précieux fromage. 

Mon grand tour a vu se succéder plusieurs cols, de l’aubrac, de Chamaroux, de la Volpilière, en haut desquels souffle un vent qui faisait tanguer la voiture. J’ai filmé des mouvements de nuages que je trouvais beaux sans trop savoir ce que j’en ferai, petite graine qui germera – ou pas. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 818, § 91

Samedi 21 avril 2012

Nous avons revu avec Michel « Maticarra » de lui et Mathilde Mignon (INSAS, 1991, 13’) et « Sept alphabets pour une seule mer » de Mathilde Mignon (INSAS, 1992, 18’) dont il a fait le montage. Le premier se passe en Sicile au moment de l’impressionnante pêche au thon collective, déjà filmée par Rosselini dans « Stromboli » (1950, 1h47) et par Vittorio De Seta (« Le monde perdu », 1959), le second est un voyage erratique en Géorgie. 

Les deux ont été tournés en pellicule, il fallait changer la bobine toutes les deux minutes et demie, filmer peu car la pellicule était précieuse (1h de rushes pour un film de 13 minutes, rapport de un à quatre, ça laisse songeur), et prier pour que la caméra ne connaisse pas d’ennui mécanique. Les deux ont une bande-son entièrement désynchronisée. C’est le genre de films que j’aime, faits avec des petits moyens mais avec honnêteté, détermination, et où apparaît toute la fragilité du documentariste - au point qu'avec l'accord de Michel je vais les montrer à Langelot avec qui j'envisage de partir prochainement en Grèce dans le même genre d'aventure...


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 819, § 92

Dimanche 22 avril 2012

Nous avons regardé « Kashima paradise » de Yann Le Masson et Bénie Deswarte (1973, 1h46), l’histoire d’une révolte paysanne au Japon à cause d’expropriations de terres – comme au Larzac en France (1971-1981), ou la révolte des Bauer (1524-1526) en Allemagne. Je me suis dit en le voyant que la voix-off était réussie et ... c'est Chris Marker qui l'a écrite ! Encore lui ! 

Peut-être qu’en ce moment je vois trop de films, et j’ai décidé de réduire un peu la voilure car j’ai peur de finir par ne plus rien y voir, par me perdre.


Et sinon, coquelicot, pâmoison, et vent dans les branches entre Murol et Nasbinals. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 819-820, § 93

Lundi 23 avril 2012

Je lis en ce moment des articles américains sur les « conséquences sociales » des récessions économiques (évolutions du chômage, de la pauvreté, de l’endettement, du « pouvoir d’achat », de l’investissement des entreprises etc) et particulièrement de la dernière en date (2007-2010). Je suis frappé par l’absence d’interprétation et de lignes directrices porteuses, au-delà des données chiffrées qui s’égrenent sans grand intérêt. C’est plat, assez descriptif, méthodique (les problèmes de données, d’estimations…) mais peu approfondi. Ils constatent, ils recensent, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. Très peu d’attention donnée aux médiations, à la manière dont les choses se passent concrètement, à comment ces chiffres se traduisent dans la vie des gens et comment ceux-ci réagissent face à ces difficultés économiques : est-ce que vraiment les périodes de crise influencent les comportements ? Est-ce qu’il y a là un « fait social », est-ce que les citoyens se comportent de manière différente en temps de crise ? (à suivre, à étayer)


Michel a attiré mon attention sur la maladresse qui consiste à plaquer sur des images des idées ou un discours préconçus. On ne peut procéder de la sorte sans encourir le risque de les corrompre, de les tordre, et de les enfermer abusivement dans des raisonnements qu’elles ne soutiennent pas. C’est un peu comme si on mettait dans les mains de quelqu’un un objet dont il ne sait que faire.

C’est d’ailleurs ce qui est fréquemment reproché à la Tv, vouloir à tout prix rendre les choses univoques alors qu’elles ne le sont pas – à coups notamment de fondus enchaînés, de musique et de voix-off, de mises au point optiques etc. Au moins ses reportages ont pour eux la simplicité… et l’ennui ? 

Il faut laisser un peu d’air aux images, elles comportent inévitablement une part de non-maîtrise et de polysémie : c’est dans cet espace que se glisse la diversité d’interprétations que leur donneront les spectateurs. 

Oui, bien d’accord, mais j’ai parfois l’impression qu’on considère la complexité comme intéressante en tant que telle, qu’on oublie à bon compte qu’un film doit être construit, de manière à « emmener » le spectateur – et dans l’idéal chaque image devrait revêtir une signification/fonction bien précise. Le grand auteur « sait ce qu’il veut », s’acharne à réduire les aléas d’interprétation, et en même temps son œuvre reste traversée de sens multiples et parfois inattendus. D’où une éventuelle surprise face aux avis des critiques et des spectateurs, qui ont vu d’autres choses encore que ce qu’avait prévu l’auteur. 

Paradoxe malaisé, passionnant, et à la source de l’intérêt d’un film ou d’un texte : on ne cesse d’élaguer et de discriminer entre telle image ou tel mot, et pourtant leur portée nous dépasse, leur sens véritable nous échappe, et leur intérêt vient aussi d’interstices métaphoriques qu’on n’avait pas vus/anticipés. 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 821, § 94


Mardi 24 avril 2012

Avant-hier, élections présidentielles françaises : 20% pour l’extrême-droite, la verve de Sarkozy, misère prolongée de la gauche social-démocrate, la pugnacité de Mélenchon – et puis les commentaires à n’en plus finir des uns et des autres. 


Vus ces derniers jours des films qui bizzarement m’ont donné une belle décharge d’NRJ : « Kashima paradise » de Yann Le Masson et Bénie Deswarte (1973, 1h46), les vieux paysans qu’a filmés Michel, « In public » de Jia Zhangke (32’, 2001), et « Bassae » (9', 1964) de Jean-Daniel Pollet. 

Ils m’ont ainsi tiré de la mélancolie/léthargie à laquelle je me laissais aller ces derniers jours. 


A développer : « La langue habite là où il y a un coiffeur » (dixit Langelot d’après un poème isionisiaque).


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 822, § 95

Mercredi 25 avril 2012

Petite balade à Clermont-Ferrand en bonne compagnie, mais la ville m’a paru morne avec ses maisons aux murs assombris par ces murs de pierres volcaniques. Peut-être la pluie battante et les vacances scolaires n’y sont-elles pas pour rien. 

M. E. me jette à la figure ma soi-disante « abnégation ». Cela me trouble et l’envie me prend d’en vérifier la définition exacte : 

« Abnégation : n. f. – 1488 ; « abjuration » 1377 ; lat. abnegatio « refus ». Sacrifice volontaire de soi-même, de son intérêt => désintéressement, dévouement, sacrifice. Un acte d’abnégation. Contr. Egoïsme. »

Le petit Robert, 2006. 

Elle y entendait un synonyme de « renoncement » et moi d’« obstination », mais je constate que même le dictionnaire des synonymes du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) s’y perd, comme si ce mot était indomptable 


Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 822, § 96

Jeudi 26 avril 2012

Qu'on le veuille ou non, le train est un lieu de rencontres, on n’y échappe pas. 

A droite, un jeune homme avec des petites lunettes soignées et rectangulaires, svelte, à la coupe en brosse bien peignée, au col de chemise à lignes blanc-bleu clair-bleu marine, au léger pullover d’un bleu turquoise assourdi, avec un sac « bionnassay », au pantalon soyeux et bleu marine, aux chaussures brunes en forme de museau, au menton bien rasé, au tein rose et propret, avec une petite bouteille d’eau, et des petits écouteurs macintosh dans les oreilles. 

En face, par contre, une dame d’un certain âge, lunettes usées, grosse, cheveux teints en blond, assez maquillée, un pull beige et une épaisse veste grise, également une petite bouteille d’eau, un sac lidle, jouant au sukoku. 

Etc etc etc.

 

J’ai profité de ce passage-éclair à Chassingrimont pour passer voir les Choc’, chez qui tout le monde va bien malgré les élections et les pépins de santé des uns et des autres. Leur petite-fille, qui étudie le commerce international, et part dans quelques jours en stage en Australie, ses parents vont la conduire à l’aéroport Charles-de-Gaulle où elle prendra donc l’avion pour de longues heures et une escale à Dubaï. Voilà sans doute le genre de périple qui doit, à eux qui ont passé leur vie à Prissac, connu la guerre, et jamais pris l’avion, leur sembler d’une autre époque, d’un autre temps, où ce genre d’expédition auparavant impensable devient possible. 

 

Ca y est, voilà les clubs espagnols de Barcelone et de Madrid bouttés hors de la ligue des champions ! Et ce par les londoniens de Chelsea et les munichois du Bayern. Barcelone domine tellement le football européen et même mondial que j’avais cessé de suivre et n’ai dont pas assisté à leur élimination. Mais les voilà soudain battus par le Real en championnat et éliminé de la ligue des champions. Eux au jeu si policé tout en passes à une touche de balle, aux accélérations fulgurantes et fatales, et aux joueurs si talentueux (Messi, Iniesta, Xavi, parmi d’autres), les voilà qui chavirent malgré tout ! Lassitude, essouflement momentané ou vraie remise en cause ? Il est trop tôt pour le dire. 

Mais hier soir à l’entraînement nous avons été plutôt loin de ces préoccupations, car il pleuvait des cordes, le terrain était boueux à souhait, et notre jeu encore moins élégant que d’habitude. Ce qui ne m’a pas empêché de prendre un malin plaisir en plongeant dans la gadoue (quand j’étais momentanément gardien de but), en taclant tel ou tel camarade qui prenait un peu trop de vitesse, ou en marquant un but tiré par les cheveux. 

 

Langelot me l’a sorti tout de go : il est assez marxiste et croit en l’énergie libidinale, du moins en matière de consommation. Selon lui, celle-ci trouverait sa source dans la division du travail, qui casserait le chemin naturel entre la réflexion et le « faire » et qui serait donc à l’origine d’une frustration de l’énergie libidinale – en quoi il propose une explication alternative à celle de Michel présentée ici il y a quelques jours, qui s’appuyait sur le refus de la mort et qui m’avait moyennement convaincu. Les deux se complètent, auxquelles je rajouterais peut-être la dimension ostentatoire, c’est-à-dire collective, de la consommation : chacun consomme aussi parce que les autres consomment, c’est un moyen de se rattacher à eux et de créer des rapports de force. 

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 824, § 97

 

 

Vendredi 27 avril 2012

Hier c’était l’ouverture de la rétrospective Alain Cavalier à la cinémathèque, bondée au point que nous n’avons pas pu rentrer. N’en jettez plus, c’était le buzz ! Hier Cavalier, et ce midi quand je retourne pour visionner des classiques à la bibliothèque du film (« bifi »), une file incroyable pour l’exposition Tim Burton ! 

Ce matin je suis passé chercher mon passeport à l’ambassade, rue de Tilsitt, qui m’y attend depuis maintenant plusieurs mois. Lieu aseptisé et contrôlé, violence du guichet sur lequel s’écrasent des espoirs et des requêtes : 

-Non, désolé votre demande de permis de séjour a été refusée, dit l’administrative. 

-Mais enfin j’ai quatre enfants, comment je fais, moi ? 

-Désolé…

 

Contre le pistage généralisé et pour une solidarité avec les migrants illégaux, j’ai refusé le « passeport biométrique » pour lequel il faut donner ses empreintes digitales. Je me rappelle encore comment les employés du guichet ont fait comme si de rien n’était en me disant de mettre mes doigts dans la machine enregistreuse, puis m’ont mis la pression comme quoi les Etats-Unis exigent le passeport biométrique – ce qui est faux, même si dans l’air du temps. 

Regardé béatiquement ce petit feuillet aux couleurs sombres, avec date et lieu de naissance, seconds prénoms, et nationalité – autant de grosses clés qui donnent une idée de la page plus ou moins colorée avec laquelle chacun de nous est parti pour écrire sa vie. 

 

Ca fait désordre

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 825, § 98

 

 

Samedi 28 avril 2012

Aujourd’hui j’ai aperçu le rayon « littérature de voyage » à Gibert, très développé, comme s’il n’existait plus de territoires à explorer. Et pourtant…

 

Fin de semaine, enfin je trouve le temps de décortiquer la revue de presse sélectionnée par H. En Tunisie, remous autour des islamistes au pouvoir qui parlent d’instaurer la Charia, et pleine page du Monde sur le nouveau président de la République tunisien, Moncef Marzouki, et ses extravagances/excentricités présumées. Agace-t-il parce qu’il a vendu des tableaux et des voitures que Ben Ali avait accumulés dans le palais de Carthage, ou parce qu’il a déclaré à son confrère Bouteflika d’Algérie qu’il soutenait l’« émancipation des peuples » ? 

En Syrie, toujours les suites et poursuites du mouvement de 2011 aux allures de guerre civile – donc ça doit toujours être dur. 

En Suisse, sortie de films documentaires sur la « politique migratoire » du pays, aux relents soi-disant fascistes. 

 

Euryclée la nourrice de Télémaque à Pénélope la femme d’Ulysse, L’Odyssée, IV, 754-757 : 

« N’aggrave point les malheurs du vieillard ; je ne crois pas

que les dieux bienheureux aient tant de haine pour la race

du fils d’Arkésios, et il subsistera des maîtres

pour sa haute demeure au milieu de ses gras domaines. » 

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 826, § 99

Dimanche 29 avril 2012

Aujourd’hui j’ai manqué mon train du matin, me suis endormi sur l’ouvrage, suis allé voir des court-métrages convenus, plats, glauques, triviaux, scolaires, et saturés de sexe. « Tout bon ou tout mauvais », c’est vrai pour les croissants, les tirs aux buts, et ... certaines sorties au cinéma ! En face d’une oeuvre apparemment nullisime et avant de pester contre la programmation, toujours se demander à côté de quoi on serait passé ou si ça n’est pas une corde personnellement sensible/agaçante qui serait en jeu. Brrr, journée morose. 

 

J’écrivais ces quelques lignes amorphes quand soudain du fond de la nuit… « Oui, oui, oui Jean-Michel…je vous entends mal…il y a de la friture sur la ligne…oui…mais… mais mais…une information du revers du fond nous parvient ». 

Cette révélation, là voici : c’est le film « Pétition, la cour des plaignants » (2009, 2h04) de Zhao Liang qui documente la situation de ces habitants venus de toute la Chine à Pékin pour obtenir réparation sur un « oubli administratif », une confiscation de terres, ou l’assassinat camouflé d’un fils battu à mort par les sbires du régime chinois. Voilà un véritable pieux planté dans le dos du pouvoir, sur la violence avec laquelle cet état gère ses affaires courantes. Ces « plaignants » habitent dans des taudis ou à même la rue, mourant de froid : leur dossier n’ayant pu se régler aux échelons locaux, ils montent le défendre à Pékin. Et cette réalité manifestement si dure m’a froissé, devant ma Tv, à me goinfrer bien au chaud. On y voit des scènes ahurissantes, avec des flics en uniforme ou en civil, des gens qui poussent, des gens comme vous ou moi qui se battent, qui luttent, qui résistent avec leurs petits bras et leurs visages éraillés. Ne vivons-nous pas à bon compte sur le dos de ces gens-là ? Quelle est notre part et celle des entrepreneurs occidentaux dans cette réalité ? Comment cautionnons-nous cet état répressif qui cadenasse la paix sociale ? 

C'est dit, tôt ou tard je pars en Chine, i promiss

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 827, § 100

Lundi 30 avril 2012

Aujourd’hui je m’en vais chez mon ami F. P. à La Louvière. Nous sommes allés boire un lait chaud et un jus de poire dans un petit café sicilien sans femme où plusieurs tablées jouent aux cartes et où je devais être le seul nordique : « Giovanni ! », « Gennaro ! », « Eh vay, vay », « Enrico ! », « Carlo ! », « va bene », « Luigi ! », « ciao, ciao »… Aux murs, des jeunes du coin pris en photo avec leurs idoles de la Juve (Juventus Turin), les photos jaunies d’un saint béatifié et de Che Guevara, et une carte de Sicile. On me montre le village natal dont seulement le nom officiel apparaît sur la carte, on blague sur moi qui ne parle pas sicilien, on me raconte la vue sur la mer du haut de Porto Empedocle, Giuliano m’explique telle coutume avec de grands gestes, « qui es-tu, toi ? », on se demande si la sicilienne qui a perdu un fils s’habille en noir pendant les six ou les huit années qui suivent le décès, on déguste vite fait bien fait deux cannoli sucrés et succulents. Au dessus du poste de Tv est écrit « Forzza Juve », dans la cours se trouve une grande antenne satellite, et aux urinoirs le panneau qui invite à viser juste est écrit en sicilien. Fabio le maçon au cou puissant débarque avec sa mitraillette (sandwichs aux frites) du midi, Arturo part en tournée, et Marco retourne à son chantier. 

Ca fait déjà plusieurs fois que je viens, avec F. P., mais je sens qu’il est encore trop tôt pour poser des questions, parce qu’ici celui qui pose des questions, c’est le flic, c’est l’indic’, c’est la balance, l’infame. Je sens confusément qu’il y aurait matière à film, pour essayer de faire toucher comment s’organise et survit toute cette petite société, avec ses coutumes, ses dialectes, sa fierté, ses mets, ses mythes, et ses codes - en ces temps de mondialisation où tout s’homogénéise/s’harmonise/se nivelle. 

 

F. P. m’explique comment en vertu de l’ouverture des frontières européennes, des travailleurs de l’est viennent déstabiliser ses affaires : certains entrepreneurs du bâtiment sous-traitent avec des firmes installées « là-bas », avec les lois sociales du pays d’origine, et arrivent s’en sortir « tout compris » avec 17€ par travailleur et par heure, sur quoi ils facturent 25-28€ pour leurs marges. Même en recourant au chômage économique (une semaine mensuelle déclarée, les autres au noir), les autres ne peuvent s’aligner en-deça de 32€. Ca révolte F. P., qui assimile ces pratiques à de l’esclavage ; et ce n’est pas à lui, fils de mineur italien ayant été confronté à ce genre de pratique, qu’on va la faire. Je vais lui envoyer le très beau film « La promesse » des Dardenne (1996, 90’) qui rappelle bien de quelle horeur cette exploitation est capable. D’après lui, le phénomène n’est bien sûr pas nouveau, mais « avant » ces pratiques se restreignaient aux travaux publics, maintenant cela se généralise pour les particuliers aussi. Encore un exemple de marché économique dans lequel la politique ferait bien d’aller fourer son nez, pour légiférer et réguler. Mais dès lors que tout le monde cautionne en préférant payer son plombier 25€ plutôt que 32… 

 

Demain je voudrais aller faire du cerf-volant à la mer du nord, mais le temps est instable et je ne sais pas si ça vaudra le coup. Let's sleep and see. 

 

Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 828, § 101

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  • Carnet de voyage grec
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  • « Je m'appelle Pit, alias Corto Jardenn Bonaventure, j'ai fait beaucoup d'études et puis j'en ai eu marre, alors j'ai fait une pause avant de reprendre - histoire de m'interroger encore un peu. Entreprise ratée ou réussie, je ne sais. Je suis jeune, avec tout ce que ça suppose de parti pris, d'audace, de certitudes absolues, de désarroi, et de ratés. »