Vendredi 1er juin 2012
C’est décidément la fin de l’hiver, je remets mon bonnet dans sa malle.
Ces jours-ci je m’active pour préparer un voyage prochain en Grèce : réservations des billets d’avion, d’un logement pour les premiers jours sur place, rassemblement de vêtements et de matériel de tournage, mises au point administratives, …
Voilà pour quelques aspects pratiques, loin de ce qui importe le plus : l’au-revoir aux zios et aux amis, la réflexion sur ce qui m’amène là-bas (à suivre !), la moue d'une émoustillée, le départ de la casa familiale, passer au coiffeur, les conseils que les uns et les autres me donnent – souvent plus révélateurs d’eux-mêmes et de notre relation que de la Grèce elle-même. Voilà sur quoi il y aurait peut-être un film à faire – qui a déjà été fait, dans la première partie du film « Babel » (1991, 160 min., depuis peu disponible en DVD) de Boris Lehman, lorsqu’il prépare son départ au Mexique.
Grosso modo les personnes de droite condamnent les Grecs pour la corruption et les trous du système fiscal, ceux de gauche les voient comme les victimes des injustises et « abérrations » du système capitaliste. Et si la vérité était quelque part entre ces deux visions ? Quelle est cette entité, « les Grecs » ?
Je ne sais encore comment sera négociée mon arrivée sur place, si j’aurai un peu de temps pour écrire, si l’atterissage à Athènes sera doux ou tumultueux, si… Frissonnantes incertitudes du voyage à venir.
J’ai constaté à l’aide de mon petit manuel que l’aphabet grec comporte trois « i » (yiota, ita, et ipsilonn) et deux « o » (omikronn et oméga), puis je vois que le i est l’article féminin et le o le masculin.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 859, § 133
Samedi 2 juin 2012
Vu hier une pièce de théâtre à laquelle P. S. m’avait gentiment invité : « Dans la jungle des villes » (1922) de Bertolt Brecht mis en scène par Roger Vontobel au théâtre de la colline.
J’ai d’abord cru à une pièce sur les compromissions auxquelles nous amènent l’argent : un riche marchand de bois cherche à « acheter l’opinion » d’un pauvre loueur de vidéos, un peu à la manière de Don Juan qui offre une obole à un mendiant catholique à condition qu’il abjure.
Puis l’impression d’une dérive no limit vers un style hyper-aggressif/abrasif, avec le mépris, la saoulerie, le sang, les humiliations, le crachat, la chair débordante, la saleté, les coups, autant de choses qui font partie de la vie mais… Rien ne nous a été épargné, il paraît que la retenue n’est plus de ce monde dans le théâtre contemporain : « Vous croyez qu’on ne peut pas le faire ? Eh bien on le fait », et ils le font ! Sorte de superproduction aux décors clinquants, à la scène tournante, et à la vidéo omniprésente, et nous nous sommes dits que le texte s’en trouve amoindri.
Quelques pépites malgré tout, « Il n’importe pas d’être le plus fort mais celui qui vit », de beaux textes dans le livret de présentation – dont celui-ci :
« La ville est une exploiteuse d’hommes construite dans le seul but d’être une source d’amusement, d’approvisionner l’homme en bonheur. Son slogan est « Comprends d’abord qu’ici tout est permis ».
Il y a deux raisons à la décadence de la ville, la plus évidente étant que même dans la ville où tout est permis, il n’est pas permis de manquer d’argent pour payer ses dettes ; cette banalité recouvre la seconde raison : l’intuition que la ville du plaisir finirait par engendrer l’ennui le plus mortel que l’on puisse imaginer, car ce serait l’endroit où « il ne se passe jamais rien ». » (Hannah Arendt, Vies politiques, Gallimard, 2006, p. 218-219. Date d’origine non-indiquée)
Heureusement, de notre côté pas de problème, nous sommes encore bien loin de tout ça, et pour preuves : aujourd’hui samedi, à 8h30, un ami a été réveillé par les maçons roumains employés par son père et dont pas un ne parle français, les polonais affrêtés par des firmes françaises sillonnent jour et nuit 7/7 les routes avec leurs poid-lourds, Jacques Attali sort son 263ème livre dans lequel il change pour la 177ème fois de chemise et on le place toujours en tête de gondole, un espagnol venu désespérément chercher du travail voudrait sous-louer une chambre de l'appartement pour l'été, l’Etat vient de couper ses crédits aux radios associatives et donc personne ce matin pour m’aider à monter une émission, les toilettes sont payantes, les bars font de mauvais sandwichs et n’acceptent pas ceux des autres.
La jungle économique gagne chaque jour du terrain, Marine Le Pen surfe sur la vague. E pur si muove, dixit Galilée (« Et pourtant elle tourne »).
C’est notamment pour chasser ces sombres pensées, et d’autres, qu’avant de repartir en soirée je me suis accordé un petit footing, une longue douche chaude, une sieste de bonne tenue, et une séance d’empaquetage des bagages où je me suis pris pour une gare de triage qui à chaque wagon associe sa bonne destination.
Quant au chantier grec, j’ai tenté de prendre contact avec une jeune journaliste manifestement basée à Thessalonique d’où elle publie depuis quelques mois des billets intéressants et documentés sur ce qui se passe là-bas.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 860, § 134
Dimanche 3 juin 2012
Tout à l’heure en arrivant à Chassingrimont et en m’étalant dans l’herbe pour écouter les cigales et manger des cerises du jardin, j’ai soudain été pris d’une grande lassitude, d’une grande fatigue, et j’ai contemplé de toute sa hauteur la difficulté d’aller paisiblement, et avec finesse, et de composer avec tous – ceux qui y mettent du leur, et les autres. Qui sait, peut-être passerai-je ma première semaine athénienne à dormir ?
« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, » (…)
Joachim Du Bellay, XVIème siècle.
Ce matin, écouté Bernard Eisenschitz qui nous a parlé avec lenteur de l’imaginaire et du réel, et d’ « aller dans des endroits où on n’est pas encore allé ».
Drôle de faille du monde – peut-être une lointaine trace minière.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 862, § 135
Lundi 4 juin 2012
Rien jamais cette photo ne dira de la brêve volupté qui s’empare de nous en approchant la délicate
– quoique le trouble n’est jamais loin
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 863, § 136
Mardi 5 juin 2012
Cela faisait un moment que je voulais en avoir le cœur net, à propos d’une divergence d’interprétation avec Langelot quant à la fin du film « Vacances prolongées » (2000, 142 minutes) de Johan Van der Keuken où il raconte l’évolution de sa grave maladie notamment à travers des voyages, des visites chez son médecin, et des extraits de ses précédents films.
Les quinze dernières minutes et les six dernières séquences sont montées ainsi :
(6)visite chez son médecin hollandais qui lui annonce la progression de sa maladie et se montre pessimiste sur ses chances de survie au-delà de six mois.
(5)Déclaration (d’amour ?) de sa femme Nosh van der Lely, un peu comme une réponse au pessimisme du réalisateur.
(4)Arrivée à New-York pour une visite chez un médecin paraît-il détenteur d’un traitement miracle, qui explique que depuis quelques années les chances de survie se sont accrues. Le dialogue se coupe sur une phrase d’optimisme du médecin.
(3)plans (d’espoir ?) par le hublot d’un avion (de retour ?) / tasse tremblotante (motif qui revient dans tout le film) / un patient dans un scanner à l’hôpital.
(2)Sa femme Nosh van der Lely qui lit au soleil puis un joyeux repas de famille, le tout sur un morceau de piano enjoué ponctué de rires et de visages lumineux, de tous âges.
(1)Plans de bateaux faisant de l’écume dans le port d’Amsterdam sur un morceau d’instrument à vent (tuba ?). L’image devient de plus en plus floue.
(0)Fin du film.
Langelot entend de la dérision et de l’exagération dans l’optimisme du médecin new-yorkais et comprend que le réalisateur meurt : il est le grand absent du repas de famille (2) et la vie continue sans lui avec ces bateaux qui arrivent et repartent du port d’Amsterdam (1).
J’y vois au contraire la vie qui continue avec lui, il est sauvé ! D’où le soulagement de sa famille et un grand repas familial pour l’occasion en (2) et la vie qui continue avec ses remous en (1), le soulagement d’avoir au moins pour un temps réchappé à la mort.
C’est fou comme des images peuvent faire passer des messages diamétralement opposés, peut-être ce qui les rend aussi magiques qu’agaçantes.
J’ai pensé un moment demander à Serge Meurant qui connaissait très bien Van der Keuken de trancher entre nos deux interprétations, mais je n’en ai pas besoin car en revoyant ces séquences je m’aperçois que Langelot et moi avons tout deux oublié un élément discriminant. Il y a une voix-off de Van der Keuken lui-même, qui sur l’image de scanner (3) déclare :
« Le nouveau médicament, « PC Spes », a très vite amélioré mon état de santé. La douleur ressentie au bas-ventre a également disparu. Je peux de nouveau être assis sans ressentir de gêne. Les scanographies ne révèlent que des résidus de tissus tumoraux sur le squelette. Mais le Pr. Battermann déclare qu’ils disparaîtront aussi bientôt. Le PC Spes, commandé aux Etats-Unis, repousse et détruit les cellules cancéreuses. Il renforce le système immunitaire. S’il n’agit plus au bout d’un certain temps, et le Dr Postley s’attend à ce que cela dure très longtemps, je pourrai toujours avoir recours à l’hormonothérapie classique, et à des médicaments qui sont actuellement testés. Je passerai ensuite à la thérapie génique devenue disponible entre-temps. Et d’ici là, j’aurai quatre-vingt-dix ans. Bref, on dirait bien que je suis encore là pour un bon moment. » (2:07:11 à 2:08:18).
Il reste que le cinéaste mourrut de sa maladie un an plus tard, en janvier 2001, peut-être qu’inconsciemment...
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 863, § 137
Mercredi 6 juin 2012
Ce matin j’étais dans les limbes du sommeil ou de la mélancolie quand nous sommes partis de Chassingrimont. Mais mon père, lui, était déjà bien à son affaire, tout en anticipations, énervement des départs, et inquietude d’éventuels oublis.
La clotûre du montage de notre film approche, et avant de repartir pour un prochain j’aperçois ce moment où il faudra faire le tri de nos rushes (images et sons), de ceux que nous gardons et de ceux que nous jettons. Bien sûr, nous en conservons l’entièreté sur cassette, mais je parle de ceux que nous allons garder directement sous la main, enregistrés dans nos disques durs, toujours prêts pour usage potentiel dans d’autres films à venir.
Eh, comment choisir ? D’où viendra la force de ces rushes, si on les utilise dans vingt ans ? Comment savoir sur quels terrains nous poserons notre caméra, et de quelles images nous aurons besoin ?
A une autre échelle, Denis Peschanski était venu, il y a quelques années, nous parler de cette facette de son métier d’historien : trier les archives, déterminer celles qui, par manque de place, peuvent être supprimées et celles qui au contraire doivent être gardées. Mais comment savoir ce qui du présent ou du passé intéressera les hommes du futur ? Comment présager des enjeux de leur époque qui les amèneront à s’intéresser à telle ou telle information, à tel ou tel aspect de nos vies et de nos sociétés ?
Et comme Castoriadis embrasse large, c’est presque sans surprise que je lis aux pages 48-49 de Ce qui fait la Grèce 1-d’Homère à Héraclite (Seuil, coll. La couleur des idées, 2004) :
« Alors si vous faites de l’histoire économique et sociale et que vous essayez d’établir le niveau de vie dans le Rouennais au début du XIIIème siècle, vous allez fouiller dans les actes notariés, relever le montant des dots…Mais vous n’allez pas recopier purement et simplement tous ces documents, vous allez choisir. Comment, et à partir de quoi ? Les critères de choix dépendront de l’interprétation, qui les devance et les accompagne – c’est une banalité en épistémologie, mais il faut la répéter. Par exemple, un historiographe marxiste, ou l’image d’Epinal d’un historiographe marxiste, se préoccupera surtout de rassembler les faits qui lui permetront d’arriver à des conclusions sur l’état des forces productives, les rapports de production, les relations économiques, l’influence exercée par les faits économiques sur le reste de la vie sociale etc. Si l’on a un autre point de vue, le mien par exemple, on sera alors surtout intéressé par une autre question, dont l’établissement des réalités économiques n’est qu’une partie, nullement privilégiée même si elle est importante, et l’on cherchera à restituer les significations incarnées dans les institutions d’une société, c’est-à-dire la constitution de son monde propre, qu’il s’agisse de la Grèce ancienne, de la France médiévale, de la Russie contemporaine ou d’une société archaïque, selon le cas. »
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 864, § 138
Jeudi 7 juin 2012
L’autre jour je suis allé voir l’ayant droit de Dalida, un certain Bruno Gigliotti dit « Orlando », parce que je voulais fort mettre la chanson « Paroles, paroles » (avec Alain Delon) sur le générique de mon film. J’avais décidé de jouer le jeu des droits d’auteur, malheureusement je ne peux payer qu’une somme très symbolique, probablement bien en deça de la normale pour ce genre de titre.
D’abord je trouve cette chanson fantastique et sa voix merveilleuse, mais surtout je voulais exprimer l’idée qu’au fond le cinéma avec sa toile et son faisceau de lumière n’est jamais que du discours, comme une parole, parole, qui planne, impacte, et s’écrase inéluctablement – dans l’échaffaudage d’une pensée ou dans le néant, c’est selon. Peut-être aussi comme une sorte de ricochet final à cette question de différence de forme entre le langage écrit et le « langage cinématographique » : quel serait l’équivalent filmique du « Il voyagea. » de Flaubert ?
A la boutique d’Orlando dans le nord de Paris, j’ai été reçu par un manager pressé et pressant à qui j’ai laissé une copie de visionnage du film (qui dure +-15 minutes). Il m’a rappelé deux heures après pour me dire qu’ayant vu le film Orlando ne souhaitait pas céder les droits.
Mais je ne désespère pas d’obtenir les droits des auteurs (italiens) de la chanson et d’une autre interprète. Hélas, je l’ai écoutée chantée par Céline Dion, ce qui n’est quand même pas rien, et par rapport à Dalida elle fait pâle figure. J’ai néanmoins contacté la société qui a cette fois les droits d’auteur (et non d’interprétation) de la chanson en France.
Bref, « oser lutter, oser rêver, c’est vaincre ».
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 865, § 139
Vendredi 8 juin 2012
Journée passée entre les courses à vélo qu’il pleuve ou qu’il vente, le pédalier qui déraille et les casse-vitesses qui remontent dans les bras, l’arrogance de ceux qui le mord aux dents défendent leur ridicule parcelle de pouvoir, des problèmes techniques basico-basiques qu’il faut gérer dans la hâte avant de partir en tournage, et ceux qui ne peuvent s’empêcher d’omettre ou de faire a quand on leur a pourtant bien précisé de faire b. Journée pourrie, vue de ce versant.
Petits rayons de soleil tout de même : un chouette déjeuner avec une ancienne professeur d’histoire jamais en reste de bons conseils bibliographiques, mon ami Da. Q. qui me soutient, et des pions qui avancent d’un pas lourd mais assurré. Le plaisir aussi, avant l’extinction des feux, de prendre un blancass’ sur le trottoir de chez l’afghane, à l’angle des rues Boulard et Liancourt – où, c’est maintenant bien avéré, il se passe toujours des choses qu’on ne voit pas ailleurs.
Pensées alors pour les camarades qui n’auront pas la subvention que nous avons raflée pour notre film tunisien, pour ces parisiens qui mettent un point d’honneur à être en retard, et pour W. Z. qui a dû aujourd’hui finir ses examens de fin d’année.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 866, § 140
Samedi 9 juin 2012
A mi-chemin* entre le trublion et la fabulation, la langue française a tribulation, qui a l’avantage d’être plus posée que le premier et moins spirituelle que la seconde. La tribulation est plus corporelle, plus dans un entre-deux entre l’inconsciente et le conscient. Voyage, voyage, elle ne passe pas seulement d’une tribu à une autre. Qu’entendre donc par tribulation ? Dans un premier temps, on sait que c’est toujours le petit Robert qui a raison :
Tribulation : n. f. – vers 1120 lat. ecclésiastique tribulatio « tourment » de tribulare « battre avec le tribulum, herse à battre le blé ». 1° Relig. Tourment moral, souvent considéré comme une épreuve (…) 2° Adversité, épreuve physique ou morale > ennui. Aventures plus ou moins désagréables > mésaventure, vissicitude, peine. « J’irai vous conter toutes mes petites tribulations » Sainte Beuve.
Indiscutablement ce mot a donc une connotation négative, mais tous ceux à qui j’en ai parlé m’ont dit en être surpris, alors je l’ai gardé. Manière hyper-maladroite et indue de dompter le langage, de rompre les conventions du jeu qu’il nous impose, et d’en être l’esclave malgré moi.
Autres mots potentiels, recalés pour l’instant : école buissonière, digression, escapade, sur le bord, ancrage, retour d’expérience, réflexion, turpitude, notes.
*Merci F. Ponge
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 867, § 141
Dimanche 10 juin 2012
Orly-Athènes, vol 4753, lundi 11 juin 2012 à 5h30
Heureux qui comme Ulysse...
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 868, § 142