Samedi 4 février 2012
Aujourd'hui les trottoirs étaient glacés et mes neurones gelés.
Après celle d'hier, nouvelle journée d'étude sur les révoltes arabes.
J'en profite pour compléter ma liste de noms auxquels on appose couramment l'adjectif "social" : la hiérarchie, le statut, la position, le réseau. Mystérieux "social" dont les frontières glissent entre nos doigts chaque fois que nous croyons les attraper. Insatisfaction langagière que certains universitaires tentent de couvrir de leurs envolées verbeuses. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Antoine s'est petit à petit éloigné de la fac, lassé par une telle impéritie.
Surtout, je me demande si quelques présentations ne manquent pas de questions chevillées aux faits empiriques et à ce qu'ils devraient nous indiquer. Mais quoi, il s'agit tout de même de les comprendre, ces révolutions ! Impression que tout le monde pédale dans la semoule et que finalement cette rive sud de la Méditerranée reste assez mal connue, comme si beaucoup de temps avait passé sans qu'on s'y intéresse vraiment.
Je sature et rejoins S. pour déguster une pâte de fruit et un thé chaud. Doux moment hélas écourté par la nécessité de rejoindre Da. Q. et Antoine pour une réunion de travail prévue de longue date. Elle dégénère en dîner où, tout en riant et pour le dire abstraitement, nous discutons de nos êtres au monde et de nos prises de position politiques. Selon Da. Q., le cinéma documentaire autour duquel nous nous retrouvons prolonge cet engagement et permet d'allier poésie et politique, contenu et mise en forme - discussions dans lesquelles plane l'ombre de Chris Marker. Alors qu'Antoine fait part de son malaise actuel face au politique, Da. Q. cite cette belle image : le loup se moque de l'oiseau qui de son petit bec jette de l'eau sur l'incendie, nous ne sommes au fond que des gouttes d'eau dans l'océan mais ce n'est pas une raison valable pour ne rien faire.
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 738, § 14
Vendredi 3 février 2012
Ce matin à la radio, j'allume : "Certains se tourneront vers Sarkozy, d'autres vers Hollande... Mais je ne suis pas d'accord avec vous à propos de Marine Le Pen, elle n'a pas commencé sur des thématiques sécuritaires, mais sur l'économie, mais elle baisse dans les sondages donc elle va peut-être se dire...". J'éteins dans la foulée, verse mon thé brûlant, et lance ma journée.
Aujourd'hui journée d'étude sur les révoltes arabes.
Les quelques syndicalistes tunisiens qui sont à la tribune impressionnent par leurs visages marqués, peut-être le résultat de longues nuits de négociations ou de tortures. Aie, aie, aie, que l'engagement est coûteux ! Ils nous viennent du bassin minier de Gafsa, où eut lieu en 2008 un premier soulèvement sur lequel il y aurait beaucoup à dire.
Devant l'effacement du prisme communiste et d'extrême-gauche en général, si déterminants pour l'histoire du 20ème siècle, s'opère un retour au XIXème siècle ou même avant. Pour penser l'effondrement présumé des dictatures arabes et la tourmente des pays européens, on se remémore 1848, 1789, la toute première "révolution démocratique" en Angleterre etc.
Nous sommes frappés Da. Q. et moi par le contraste entre ce que nous avons pu vivre et voir là-bas, tout en incarnations bien vivantes et en débrouille, et les discours inévitablement "dans la tour d'ivoire" des chercheurs - certains l'ont voulu ainsi, mais cela tient aussi à une position qui, se revendiquant "scientifique", se devrait de se dégager du bas peuple. Le sociologue Howard Becker parle très bien du problème et de ses effets néfastes dans "Ecrire les sciences sociales".
Plusieurs intervenants utilisent des mots de portée très générale, comme si le langage était fait de blocs fort éloignés du quotidien : "fondamental", "alternative", "en mesure de répondre aux exigences démocratiques", "cyber-militant", "schéma global", "équilibre organisationnel", "société civile", "capital", "sporadique", "global", "libéralisation", "enseignement"... Tous ces mots à peine rhétoriques volent dans nos têtes comme des oiseaux trop grands pour nos filets, à la longue le bruit de leurs ailes et de l'air qu'ils déplacent nous heurtent. Avec une telle conception du vocabulaire, dans laquelle un mot en vaut un autre, on disserterait pour savoir " si le verre est à moitié vide ou à moitié plein". Et je vous épargne les fameuses "réformes néolibérales", formule passe-partout dont j'en arrive à me demander à quoi elle renvoie. L'expression de "mouvement social" revient également sans cesse et ne me plaît pas. Elle laisse entendre que le social a besoin d'être en mouvement pour exister, alors que j'ai l'impression que ce social est là, soigneusement sédimenté dans ces entrepôts que sont les familles, les insitutions et parfois les rues. Un mouvement est toujours social, c'est un pléonasme que de juxtaposer les deux mots. Parler de "mouvement social", c'est limiter le cours de l'histoire, comme si la révolte avait immédiatement besoin d'être circonscrite et cantonnée. De toutes façons, à les entendre tout est social : l'action, le dialogue, l'acteur, la question etc.
Alors, comment trouver un juste milieu entre le trop particulier et le trop général ? Difficile de cerner les éléments de contexte qui sont nécessaires pour comprendre une situation, d'identifier les traits saillants mais non-caricaturaux. Y parvenir, c'est avoir déjà compris, et alors on n'a plus vraiment besoin d'en parler - le paradoxe de Ménon revient par la fenêtre quand on le chasse par la porte.
Impression finale que parfois les rapports de pouvoir sont peut-être autant d'ordre physique (typiquement la torture) que psychologique, à travers la mise sous pression, l'exclusion, ou l'imposition de normes sociales. Peut-être ceux qui font une fixation sur les CRS se trompent de cible : ces forces armées ne seraient-elles pas, contrairement à ce qu'on pense, la manifestation visible de luttes et de défaites qui ont déjà eu lieu ? On peut l'écrire sans que cela enlève quoi que ce soit au fameux "moins de CRS, plus de caresses".
Je sors de là et tombe sur un groupe d'une trentaine de personnes en chasuble orange et avec des pancartes. Ils travaillent à un office d'accueil pour enfants, Saint Vincent de Paul (14ème), et s'insurgent contre le harcèlement et les pratiques tyranniques de leurs directeurs. Ce serait donc un problème de personnes. Je ne sais pas ce qu'il en est, mais je suis porté à les croire. Qui n'a jamais eu affaire à des personnes qui, dotées d'une marge décisionnaire, en profitent pour accabler les autres ? C'est humain, c'est en chacun de nous, bien qu'à des niveaux différents.
Qu'est-ce qui fait que les gens débrayent, s'inscrivent au syndicat, et se révoltent ? Question obsédante dont la réponse ambiante, "il y a de la contingence, on ne peut pas tout expliquer", me déçoit, me désarçonne et m'insatisfait.
Nous regardons dans la nuit "Shoah" de Claude Lanzmann (1985), qui pose la question inverse : pourquoi personne n'a rien fait ? Comment c'était de vivre à cent mètres d'un camp d'extermination (Vernichtungslager) ?
Extrait de "Fragments du monde - tribulations d'un jeune fou", p. 737, § 13
Jeudi 2 février 2012
Hier soir repas assez sympathique chez Julien pour lequel nous avions sorti le grand jeu en achetant une saucisse de Meurtaux qui, accompagnée de pommes de terre et de salade, nous a régalés. Il y eut un débat lancé par un inconnu quant à savoir en quoi consistait l'écriture.
Antoine soutient que l'écriture est formulation et que nos écrits sont là, quelque part, qu'il n'y a qu'à parvenir à les mettre à plat. Il rejoint des lectures lointaines dont j'ai oublié le qui-que-quoi-donc mais qui consistaient approximativement en ceci : "Le poème est là, derrière quelque buisson, il n'y a qu'à rassembler suffisamment de promptitude pour s'en aller le quérir". Julien pensait plutôt qu'écrire renvoie à une incompréhension, et donc à la lecture d'auteurs qui à partir d'un questionnement initial nous font évoluer. Je ne sais si je résume bien leur position, je me trouvai fort pris au dépourvu, ne sachant pas encore très bien où me situer. Ecrire, c'est réécrire, quoi !
Je suis en train de lire "Les grands patrons en France" de François-Xavier Dudouet et Eric Grémont. Ils résument assez habilement en une vingtaine de pages l'histoire économique et financière de la France depuis un siècle : l'emprise de la puissance publique dans la régulation de l'activité économique jusque dans les années 1970 puis la libéralisation financière des années 1980 et le retrait de l'Etat. Je me demande s'il ne faut pas toujours bien garder à l'esprit cette trajectoire quand on essaye de comprendre le merdier financier actuel. Leur question est de savoir comment ces changements ont modifié les formations, les trajectoires et les identités des grands patrons français. Leur principal résultat est que les patrons issus au départ de la très haute fonction publique (et donc énarques dans leur majorité, France pays de cocagne et de concours) continuent de truster les directions de très grandes entreprises privées.
Aujourd'hui le froid a perduré. Déjeuné avec R. B. qui a bien passé ses deux jours de concours. Elle me rend ma montre en disant que l'ayant au poignet elle se sent comme mennottée - belle métaphore du temps qui nous (en)serre de sa vis implacable. Du coup j'hésite à la remettre.
Alors que nous nous disons au revoir, elle me lit un passage de "Poteaux d'angle" d'Henri Michaux (Gallimard nrf, 1981) :
"Seigneur tigre, c'est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit la proie, c'est un sport, une chasse, une aventure, une escalade, un destin, une libération, un feu, une lumière. Cravaché par la faim, il saute.
Qui ose comparer ses secondes à celles-là ? Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigres ?
" (pp. 58-59).
Ah incroyable U. E., elle m'épate, elle m'épate !
NB : Tigre, tigre, c'est bien gentil de le dire, mais comment l'être, et pas trop idiotement ? Je me demande si cette question posée il n'est pas déjà trop tard.
Le temps est revenu une seconde fois dans ma journée, précisément pour me pressuriser. Heureusement je tombe sur un vélo flèché au sol qui m'entraîne sur les quais pour une balade improvisée au bord des flots ondulés. Ils me suggèrent que je devrais m'épargner ce genre de journée de froid et de galère, sans quoi un jour arrivera où l'NRJ viendra à manquer.
En rentrant ce soir je trouve cette citation envoyée par Antoine :
"Le mercure est un métal dur, dense et fuyant.
Seul le réel est plus dur et plus troué, plus tronqué, plus séxué, coupant, mourant.
Ecrire est plus proche du réel que parler.
Ecrire est une matière plus dense que le mercure. Je fais revenir un visage que chaque confidence repousse plus loin de moi encore dans l'ombre, tant tout ce qui cherche à héler abandonne."
Pascal Quinard, Abîmes, p 117
Assez magnifique, non ? Merci Mr Antoine !
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 736, § 12
Mercredi 1er février 2012
Le froid sec de ce matin n'a pas démenti mon ressenti d'hier soir. A écouter mon père, ça a l'air pire à Chassingrimont, où "il gèle à pierre fendre". Il a neigé en Corse soixante centimètres dans la nuit, et j'imagine I. de Y. tout à son affaire.
Quand il fait si froid, chaque geste est toute une entreprise et on se débrouille pour que rien ne dépasse. Clap. Un convoi de la pénitentiaire passe toutes sirènes hurlantes. Clop. Pensée pour eux. Clap. Je descends pleine bourre le boulevard. Le freinage strident de mon vélo fait sursauter un petit vieux qui traverse. Clap. Des gens s'embrouillent et l'un tape sur la gueule de l'autre. Clop. Les pistes cyclables passant derrière les abris de bus créent des imbroglios avec les piétons. Clap. Les flics verbalisent un motard. Une mamma occupe le précieux chemin avec ses landeaux, je la sonnette et vois ses yeux ronds s'affoler. Clip final pour matin calme.
Je fais une partie de foot en salle sans grande inspiration, un peu "en-dedans", passes à contre-temps et dribbles manqués à la clé. Le Ghana est une de mes équipes nationales favorites : les Black Stars jouent ce soir pour la Coupe d'Afrique des Nations(CAN) contre la Guinée de Bobo Baldé. Ce dernier est un défenseur qui n'est pas chétif, lent mais dur sur l'homme, puissant de la tête, et qui a donc trouvé dans le championnat écossais un débouché naturel pour exercer ses talents. Le Ghana est une équipe tout à fait surprenante et typique des équipes africaines avec de très bons joueurs individuels, doués techniquement, mais où le collectif fait parfois défaut, notamment en défense. Un match avec le Ghana peut se retourner dans un sens ou dans un autre à tout moment, d'où une tension rocambolesque qu'on aimerait voir plus souvent en Europe.
L'autre jour à la fête de D. M., où les éclats de rires fusent entre les flûtes de champagne, A. me raconte son débarquement de Lille à Paris en septembre dernier. Elle a du mal avec le "microcosme parisien" qu'elle caractérise par deux adjectifs qui me semblent très juste : implicite et elliptique. Les deux sont bien sûr liés. Elle est surprise devant les réseaux implicites d'interconnaissance et de références. A qui d'avoir fréquenté tel lycée, à qui tel conservatoire, ou telles personnes, le "Monde" est incroyablement petit. Et du même coup le comble de la
distinction revient à rester elliptique, reconstitue qui peut les bouts et le sens. Tant pis pour le provincial débarqué après coup et à qui il manque immanquablement des pièces du puzzle. A lui de courir après, puisqu'il n'est qu'un nouveau venu rejoignant ceux qui se considèrent comme les Grands de ce Monde - rapport de domination tu es donc bien à tous les coins de rue ! Difficile de faire le tour de la parisianité en quelques lignes, mais voilà un début.
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 735, § 11
Mardi 31 janvier 2012
Et voilà le mois de janvier passé, envolé, dévoré !
Je rejoins U. E. vers 15h30 dans le quartier latin où il m'est difficile de parquer mon vélib' en raison d'une grosse manifestation qui occupe le boulevard Saint Michel et une partie du boulevard Saint Germain. Refrains martelés, manifestants barriolés et écharpés, attirail de la lutte amicale : c'est l'éducation nationale qui manifeste contre les suppressions de postes, la "dégradation des services publics", et le mal-être d'enseignants formés à la va-comme-je-te-pousse, mal payés, et surtout non reconnus. On se dit qu'il y a peut-être un problème d'incitation dans la carrière de prof et que l'institution scolaire est traversée de problèmes qui la dépassent, mais enfin ce n'est pas normal qu'on les envoie ainsi au casse-pipe, non vraiment ce n'est pas normal...
Je parviens tout de même à retrouver U. E. qui commence demain ses concours pour devenir bibliothécaire. France, pays de cocagne et de concours (à suivre). Je lui prodigue les quelques conseils que d'expérience je crois utile en ce genre d'occasion, allume un cierge rêvé à sa réussite et lui prête ma montre pour que la faucheuse du temps, qui talonne tant de candidats, ne lui soit pas fatale.
En posant le pied hors du cinéma "Les 7 Parnassiens" vers 23h30, j'ai compris au fond de l'air glacial que l'hiver était bien là et qu'il fallait se préparer à quelques jours de grand froid. La remontée à vélo vers mon gueuloir rédactionnel, où j'écris ces lignes bien au chaud, m'a confirmé dans cette impression. Pulls et gants seront donc de rigueur, je vais les sortir de ma malle. Da. Q. m'a accompagné jusqu'à Châtelet avant de bifurquer vers chez lui, et je suis sûr que lui et moi avons pensé la même chose en poussant sur nos pédales, à savoir que nous nous sommes déjà trouvé ensemble dans des contrées bien plus chaudes.
Je me suis senti assez étranger aux court-métrages africains que j'ai vu ce soir, entre fictions sans tension dramatique et documentaires sans histoire.
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 734, § 10
Lundi 30 janvier 2012
Je retrouve D. O. dans le quartier des Halles, aujourd'hui vers 13H. A la faveur d'une soupe de carottes, il me pose cette question familière à ceux qui ont tenté d'apprendre un art : comment faire pour se détacher de ce que l'on a appris tout en le conservant ? Comment atteindre cette perfection où l'on peut en venir à jouer avec les codes eux-mêmes ? Question pleine d'acuité pour un jeune homme sortant de cinq ans d'étude... Maudite version édulcorée du paradoxe de Ménon : on voudrait avancer dans quelque chose qui n'existe pas mais en même temps on ne peut l'atteindre qu'avec ce qui existe déjà. Brusquement se ramènent à moi pêle-mêle les échaffaudages pour construire un étage de plus à l'infinie tour de Babel, ce conseil donné aux jeunes sociologues de "lire ce qui a déjà été fait sur votre sujet", et cette idée que l'avenir appartient à ceux qui auront compris le passé. Impression aussi d'une question dont il est difficile de faire le tour en quelques lignes et sur laquelle nous aurons donc l'occasion de revenir.
Alors que nous passons au déssert, D. O. me signale que la cérémonie juive que je décrivais hier s'appelle la "Bar Mitsvah" et il me l'épelle pour que je le note. Mais à ce moment précis, mon ami me raconte après coup que l'homme d'une quarantaire d'années qui faisait office de voisin de table - à Paris les restaurants sont petits et les clients dans une proximité/promiscuité contrainte - se mit à écouter avec bienveillance notre conversation. Peut-être se remémorait-il avec bonheur sa propre "Bar Mitsvah", sorte de futur antérieur du cousin de S. qui l'a faite avant-hier ?
De source maternelle, assez sûre en la matière et "à qui on ne l'a fait pas", j'apprends que mon usage du mot "truculent" au sujet du spectacle de Lucchini était erroné. Et de fait, le bon Robert me rappelle que le mot vient du latin "truculentus" qui signifie "farouche, cruel", d'où un premier sens qui en découle directement. Malheur de malheur, tant d'études pour arriver à un tel usage de la langue française ! C'est une honte ! Remboursez !
Inutile de préciser que la mère en question connaissait "bien sûr" Fabrice Lucchini, qu'elle voit tantôt comme brillant et tantôt comme agaçant, mais au spectacle duquel elle aurait assisté avec plaisir. Au fond, nos parents ne finiront jamais de nous éduquer, même après leur mort.
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 733, § 9
Dimanche 29 Janvier 2012
Je rencontre S. dans un café vers 22h30. Elle est juive et me raconte de manière assez touchante une fête religieuse qu'elle a eu l'occasion de partager avant-hier, même si elle n'est pas pratiquante : son cousin de 13 ans dissertait sur un passage de la Tora, en l'occurrence celui de la sortie d'Egypte, avant de laisser place à une grande fête le soir. Sa grand-mère a assisté à la cérémonie mais, perdant la tête, n'a pas su reconnaître sa synagogue de toujours. Elle répond des choses du genre "Ah c'est salé" quand on lui demande l'heure. Les médecins disent qu'elle n'a pas perdu la tête mais simplement qu'elle met les mauvais mots au mauvais endroit.
Et S. de me raconter tout cela de manière très naturelle et avec sa grande chevelure noire et bouclée. Je lui dis cela, elle me dit ceci, la musique va fort mais la lumière est douce et le tiramisu appétissant.
A chaque coutume sa manière d'orchestrer socialement cet espace entre la naissance et la mort, et si peu de plus.
Hier nous allons voir, J. et moi, un certain Fabrice Lucchini au théâtre de l'atelier. Je ne le connaissais pas mais à cet aveu tout le monde me regarde avec des yeux ronds - signe de mon inculture télévisuelle, me dit-on. Ce Lucchini en question ouvre son spectacle avec Nietzsche, emprunte Baudelaire qui nous emmène à Céline évoquant le style de La Fontaine. C'est dire !
Je me serais accomodé de ces déclamations car il y a fort longtemps que je n'avais entendu ces textes classiques si bien rendus. Cependant il a commencé à faire des allusions politiciennes aux hommes politiques du moment, que j'ai vite trouvées flasques. Reste que l'adjectif qui m'est venu en regardant ce spectacle est "truculent". S. m'a interrogée sur la définition et l'étymologie de ce terme, et nous nous sommes retrouvés pour dire qu'il mêlait dynamisme, amusement et légèreté ; cela reste à vérifier.
Extrait de "Fragments de monde - tribulations d'un jeune fou", p. 732, § 8
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