Samedi 20 février 2016
Ce matin, c’est samedi, et donc mon habituel café à côté du métro est fermé. J’opte pour un autre à côté de chez moi, café et croissant. De là je peux observer la mise en place de « la zone », c’est-à-dire cette suite d’étals tenus par des pakistanais à même le trottoir. D’abord la structure en fer, puis des bâches rayées avec des pinces pour les tenir, enfin la marchandise : des téléphones (« Fix a phone – delocking, repairing & accessories), des sacs à main, des vêtements, des foulards, des légumes. Ils se saluent, d’autres passent avec des chariots. Le petit commerce de « la zone » se met en place. Fin de café matinal, eux ajustent la disposition de leur étal en attendant le client.
Hier journée de labeur jusque tard à propos d’un texte à réviser, plein de petits détails qui ne collaient pas tout à fait. Sans doute est-ce l’origine de mon empâtement ce matin, comme un besoin de récupérer la force de travail. Sinon je tatônne dans ma thèse, plusieurs pistes sont possibles et je ne vois pas encore très bien laquelle emprunter – un classique. Mais je sens que, à coups d’arrivées très matinales au bureau, ça avance presque malgré moi, et que la rédaction de cet été me tend les bras, se fait déjà sentir même s’il est encore trop tôt pour la poser à plat.
Mais quand même j’ai bu un verre avec C. et S. au pub « George IV » de l’université qui était tout plein du vendredi soir. C. est une ancienne camarade d’il y a 10 ans qui était toute étonnée de me croiser par hasard à la LSE où elle aussi est en échange, pour toute l’année. S. venait justement la rejoindre pour partir en vacances aujourd’hui au Maroc, faire du surf, pour deux semaines. C’est vrai que c’était curieux de les retrouver là, dix ans déjà que nous avons quitté la salle de cours qui nous rassemblait, c’est comme si nous jouions au ping-pong à distance, chacun dans nos branches. J’ai été frappé par l’apparente décontraction/fluidité/évidence de S. et C. dans leurs manières de parler de ces vacances alors qu’ils sont en fin de thèse, des autres professeurs qu’ils cotoient, ou dans leur rapport à l’international et aux Etats-Unis qui paraît être naturel/aller de soi. Tous les deux brillants à leur manière, du genre qui part de haut et qui va vite. C. m’a quand même paru stressée par sa thèse, mais au fond son problème est de savoir si elle va trouver un poste dans une prestigieuse université américaine (Los Angeles ?) ou bien en France (Rouen ?), donc …
Voilà, au fond, le léger écart entre le petit marché de « la zone » que j'observe ce matin et ces deux anciens camarades.
Vendredi 19 février 2016
Aujourd’hui, réveil de bon matin : écoute de la radio d’abord anglaise assez ennuyeuse où il était surtout question de savoir si le royaume allait ou non quitter l’Union Européenne et du discours du premier ministre David Cameron à Bruxelles aujourd’hui même, puis radio espagnole sur les négociations actuelles pour tenter de former un gouvernement. Envoi de nouvelles à Diana et Rafa, et à R. Petit café
Jeudi 18 février 2016
Quelle intense journée que celle d’hier, mais qui en même temps marque la fin de ces quelques tumultueuses semaines d’arrivée à Londres (depuis le 20 janvier). Donc ce matin, je vais au café, je m’attable, petit-déjeune, et j’écris.
En effet hier avait lieu la présentation sur laquelle je bosse comme un chien depuis mon arrivée. Etant invité par le directeur du département de sociologie, j’avais à cœur de faire bonne figure, de donner le change, et « qu’il en ait pour son argent ». Mais après quelques semaines de maniement de l’anglais et des données statistiques, je ne pouvais pas espérer crever le plafond. Je n’ai pas fait mauvaise figure, à défaut de faire mieux. Il fallait faire passer trois présentations en une heure et demie, et donc ça a été plutôt short.
Ensuite modern Tate gallery avec G., exposition de Calder avec ses sculptures aériennes, un peu décevantes.
En rentrant, un verre de vin rouge bio ramené d’une foire allemande par cette colocataire qui bosse dans le marketing d’une entreprise de produits biologiques.
Je ne sais pas très bien encore que penser au juste de cette ville.
Pêle-mêle : la question Israelo-palestinienne dont j’entends parler à l’université peut-être ici plus qu’en France, les prix auxquels il vaut mieux ne pas avoir à trop penser, les maisons en briques rouges noircies, bien se mettre à gauche sur la chaussée, une espèce d’hyper-correction des Anglais dans l’accueil de l’autre, dans le respect des règles, dans l’application des logiques de marché et d’inégale mise en concurrence à tout va.
Jeudi 4 février 2016
Moui, dans ma collocation tout se passe bien : cette lithuanienne pleine d’énergie pour tenir la maison et augmenter à tout prix les ventes de son magasin de vêtements pour monter dans la hiérarchie, cette autre qui parle à tout le monde comme à un chien, Francesco le petit italien qui travaille dans un club de nuit, une Française et son mec portugais qui pour rien au monde ne laisseraient la cuisine propre après leur passage et leurs soirées.
C’est comme si leur précarité laborieuse déteignait sur leur logement : le désordre dans la salle de bain, dans le couloir et sur les palliers, et dans la cuisine où tout est laissé à l’abandon.
L’italienne Konstanza détonne, par sa douceur transitoire, son anglais défaillant, et ses journées passées en jogging dans le canapédu salon pour digérer ce qui de loin resemble à une dépression de cheval (littéralement, de l’espagnol, « depresion de caballo »). Mais elle part la semaine prochaine à la Jamaïque pour trois mois, et est d’accord pour me prêter entre-temps son vélo.
Thursday, 28th of January 2016
Ce soir, dîner dans un restaurant turc avec les autres doctorants du département. Une turque sympathique mais réservée, deux chinois qui n’ouvrent pas la bouche du repas, une serveuse du pays Basque espagnol qui trime, et tout le monde qui essaye de faire bonne figure. Quel ennui dans ces moments professionnels où personne n’ose se mouiller et prendre le risque de dire quelque chose d’osé, de drôle, ou de tranchant. On parle de la pluie et du beau temps, des manières d’optimiser son temps et ses méthodes de travail, et du dernier séminaire merdique auquel nous sommes allés. Quel gâchis occasionne la dynamique de groupe, alors que nous avons sans doute des intérêts en commun.
Tuesday, 26th of January 2016
Le marché immobilier londonien est tendu, les chambres sont petites mais chères.
Première visite : bien située pas loin de la fac dans un quartier d’immigrés, mais la chambre minuscule, l’appartement dans un état lamentable, et la potentielle colocataire chinoise ne prend pas la peine de nous saluer lors de notre visite alors que le réchaud de la cuisine où elle fait cuire ses noodlesest très sale. 750 livres (soit 1000 euros), j’ai dit au type que c’était trop cher pour ce que c’était, il m’a répondu que c’était en raison de la bonne localisation mais qu’il avait d’autres chambres un peu moins chères.
Seconde visite : un peu loin dans un quartier sombre, un sympathique couple polonais gérant une maison individuelle en sous-main pour un concitoyen qui travaille à la clinique privée du coin. Une cuisine minuscule, trois petites chambres à l’étage, le type en train de finir une salle de bain mal refaite, un grand salon au rez-de-chaussée qu’ils ont transformé en chambre pour eux-mêmes, de manière à optimiser l’espace.
Troisième et dernière visite : Tonio un italien amical, philosophe et dragueur avec une de mes futures colocataires, la quarantaine et le crâne dégarni, un adepte de la « combinazione » sans chichi et sans stress qui m’en rappelle d’autres. Je me le mets assez rapidement dans la poche grâce à la bouteille de vin que j’avais amenée et à mon téléphone portable sans âge. Ce serait un beau personnage pour « comment faut-il la jouer ? », à condition de décrire tous les pas de côté et les entrejeux de notre interaction. La chambre est au dernier étage, honnête, « welcome to board » me dit-il lorsque nous nous quittons.
Lundi 25 janvier 2016
La tête complètement sous l’eau ces premiers jours londoniens …
Mercredi 20 janvier 2016
A l’heure où j’écris ces lignes dans l’Eurostar nous venons de sortir du tunnel sous la Manche. Je suis entouré d’asiatiques qui dorment, il est 7h30 du matin. Petit coup de fil à J-L. qui est tout surpris de cet appel matinal, ça a l’air d’aller de son côté.
En sortant de la gare qui dispose d’un café « Pain quotidien », des indiens et des gens qui parlent encore français, des sirènes d’ambulances, les voitures qui roulent à gauche, les petits buibuis et fast food qui proposent ham & eggs pour petit-déjeuner, les physiques d’anglais roux grands et costauds, les pounds, ma carte de banque qui fonctionne (1 livre = 1,33 euros d’après HSBC qui doit sûrement m’arnaquer), les rougeâtres ou grises maisons de briques, les odeurs de falafel, d’égouts, et de soudure, la cafétéria de la LSE, on y va quoi ! This is London, fucking guys
Dimanche 17 janvier 2016
Je repense brièvement à cette discussion avec des collègues à propos d'Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie. Le premier écrit des romans à succès, le second tient un séminaire qui fait parler de lui sans que la thématique en soit parfaitement claire, entre subjectivité et politique. Les deux semblent à la marge de la littérature et de la sociologie. Bref, je suis frappé en tous cas comme ils arrivent de fait à avoir une certaine diffusion et à occuper un espace que les sociologues académiques/universitaires ont dorénavant renoncé à occuper. J. se demande quant à lui si c'est un vrai problème, dans la mesure où ce qu'il appelerait la "sociologie spéculative" existe depuis longtemps.
Samedi 16 janvier 2016
Je vois le séjour parisien qui tire à sa fin, et qui aura été comme à chaque fois très dense et donc assez fatigant, mais plutôt bon : j’ai pu faire beaucoup des choses que j’avais notées hormis lire des sciences sociales, j’espère sans en avoir oublié trop.
Ce matin je me pose dans le PMU chinois du coin de la rue de Marin & Alex, pour me réveiller et faire le point, regarder les jours passés, et noter des impressions.
L’entretien avec Viannet à Lyon et l’entente avec J. se sont très bien passés. Nous avons sans doute bien fait d'y aller, et à ce moment-ci car il est quand même fort âgé et sa santé vacille. Mais j’ai été vraiment touché/attristé justement par son grand âge et la vieillesse qui sont descendus sur lui, et des histoires de révolution de palais dont il était manifestement sans arrêt question au sein de la CGT et du PCF.
J. continue de se positionner comme enseignant-chercheur médiatique de gauche : il a écrit une tribune pour Libé à propos de l’affaire de Goodyear (condamnation de 8 anciens salariés syndiqués qui ont séquestré deux cadres), suite à une journaliste qui l’a sollicité.
Petit regret de n'avoir pas vu Combemale ce séjour mais il semblait très pris et je n’ai pas insisté.
Ca avance pour le FN et l’atelier de recherche que je songe à lancer dessus, mais doucement : j’ai rencontré comme prévu 3 membres potentiels mardi (étonnante absence de R. C. …), j’en ai discuté aussi avec Bacciochi. Je pense que maintenant c’est « à moi de m’y coller » sur l’Indre à partir des éléments dont je dispose.
Samedi 9 janvier 2016
Ce matin formation sur le FN avec le Parti de Gauche à son siège, dans le 18èmearrondissement (voir mes notes).
La tête sans doute inutilement travaillée par l’inconnue de savoir où j’atterirrai l’année prochaine.
En tous cas à plus court terme j’ai répondu à A. que j’acceptais son offre de m’héberger quelque jours lors de ma prochaine arrivée à Londres, « le temps de trouver quelque chose ».
Dimanche 3 janvier 2016
Aujourd’hui film avec R. à Paris : l’histoire de trois sœurs japonaises célibataires pleines de féminité et de malice. Cela casse l’image de rudesse que nous Européens pouvons parfois avoir de ce pays. Beaucoup de douceur et d’harmonie au milieu d’histoires d’amour pourtantsans cessebrisées. Ca m’a donné très envie de manger japonais, aussi en sortant je me suis payé des sushis pour dîner.
Lointain écho avec « 21 nuits avec Patie » vu l’autre jour : décidément nous enchaînons les bons films qui traitent de près ou de loin d’histoires d’amour, à croire que cela nous obsède.
Ca a mis un peu de tempsà venir après internet, mais cette fois ça vient : le service de taxi « à la demande » Uberqui casse le dos des taxis officiels, Airbnbcelui des hôteliers. Evolution qui va probablement envoyer au tapis les entreprises qu’on a connues. Dorénavant chacun-eva avoir son petit commerce, quel désastre.
Mercredi 30 décembre 2015
Une fois encore Noël se sera bien passée cette année. Suite à une idée de M, la nappe était en papier blanc et chacun-e disposait de feutres de couleurs pour y mettre ce qui lui passait par la tête. Je n’ai pas mis grand-chose, mais T. a écrit : « Jadis, si je me souviens bien ». Phrase qui a retenu l’attention de M, et qui est en fait un vers de Rimbaud.
Pas beaucoup d’énergie/entrain ces jours-ci pour avancer, et donc lectures pour regarder jusqu’où d’autres sont capables de jetter leur pierre, et les ronds que cela occasionne dans le grand fleuve du Monde et de l’Histoire.
Dimanche 27 décembre 2015
Regardé maintenant plusieurs épisodes de "Game of thrown" tant recommandé par Pablo Iglesias. Ca m'inquiète, car la série est traversée par une absence casi-totale du peuple, une histoire très "grands événements et hommes politiques" du monde, ce qui recoupe justement une critique faite à Iglesias quant à son autoritarisme au sein du parti Podemos.
Mais R. me rappelle bien qu'en s'y référant il visait aussi le coup médiatique, vu la notoriété de la série.
Vendredi 25 décembre 2015
Aujourd'hui regardé les 2 tout premiers épisodes de de Games of Thrown, sur lequel il y aurait beaucoup à dire tant les épisodes analysables se multiplient. Très intéressant sur ce qu’est la politique, mais absence très dommageable de "forces sociales".
Bonne entente avec R. qui se plaint de la fatigue occasionnée par son boulot.
Dimanche 20 décembre 2015
Je me sens un peu honteux d'être aussi tendu par les élections espagnoles du jour et par la possibilité que Podemos arrive en seconde position derrière le parti de droite traditionnelle, ce qui serait synonyme d'une défaite h-i-s-t-o-r-i-q-u-e de la social-démocratie, de l'extrême-gauche d'antan, et de tout ce qui les accompagne. Et en même temps un vrai appaisement que la campagne soit finie et que le bourdonnement qui l'accompagnait s'arrête.
J'ai quand même fini de corriger les rendus de mon cours. La plupart des groupes ne se sont pas foulés mais même ainsi ça reste acceptable, intéressant par passages.Probablement me renvoient-ils une part de mon propre manque d'entrain pour ce cours cette année.
Vu ce soir à la cinémathèque le film "Maidan" sur cette place de Kiev occupée pendant des mois, ce qui donna lieu à une répression sanglante et finalement à la destitution du dictateur. Une bande-son très travaillée, de longs plans fixes sur pied face à la multitude, des scènes mêlant le dormir, le manger, et l'esprit religieux-politique-musical. Frappant dans cette révolte la référence permantente à la nation ukrainienne, le fourmillement continu, et la force paradoxalement mobilisatrice de la répression musclée.
Samedi 19 décembre 2015
Aujourd'hui nouveau tour du barrio, plus vers le stade et le centre commercial construit il y a peu : étonnant quartier parce que très hétéroclite, avec de grands buildings à côté de maisons à un étage. Certaines rues sont difformes, s'enchaînent sans vraiment de point de repère, les terrains vagues et "non-lieux" assez répandus, et donc on s'y perd facilement (description à poursuivre, cf. l'église toute neuve toute pimpante).
Vendredi 18 décembre 2015
Sacré Pablo Iglesias, quoiqu'il advienne il est impressionnant, dans la finesse de ses analyses politiques et dans ses écrits autant que tout à l'heure sur la scène du meeting de fin de campagne à Valencia.
Nous avons enfin fini un article sur lequel nous travaillions avec mon directeur de thèse depuis un mois, bien content d'avoir une première version !
Jeudi 17 décembre 2015
Arturo a 50 ans, un vieux chien piteux, un manteau élimé, et un crâne de plus en plus chauve. Il est râblé, pauvre car sans emploi depuis plusieurs années, célibataire sans enfants, et dénote dans la grisaille par son activisme forcené dans plusieurs associations sociales du quartier, où il habite maintenant l'appartement de ses feu-parents. Il va à toutes les manif auxquelles ce qu'il lui reste de temps libre lui permet d'aller, soutient le parti d'extrême-gauche espagnol, et au foot il est pour l'Atletico Madrid et Levante qui sont des clubs de second rang où les joueurs doivent mouiller le maillot. Bref, c'est la classe ouvrière historique et c'est lui qui qui me patronne ici et qui m'a trouvé la chambre que j'habite actuellement. Chacun sait qu'on peut compter sur Arturo pour n'importe quoi, sauf pour de l'argent : un frigo, un colis alimentaire pour une famille dans le besoin, ou un peu de réconfort. A sa manière et probablement sans le savoir, il me tend un miroir.
Mercredi 16 décembre 2015
Vous avez dit café ? Oui mais attention, il y a café et café : le café de vieux jouant aux dominos fin de matinée ou d'après-midi, le café maghrébin avec du thé et des lettres arabes sur les murs et à la Tv, le café "standard" de quartier avec deux machines à sous, une pâtine de saleté qui recouvre tout, et des sandwichs "con cantitad pero sin calidad" (avec la quantité mais pas la qualité). Et puis il y a l'unique café des alentours où il n'y a ni machine à sous, ni écrans - double absence qui a un réel effet sur le volume sonore -, où la lumière est plus tamisée et les prix très légèrement plus élevés, et où viennent les bourgeois et les policiers locaux, ainsi que quelques étudiants.
Mardi 15 décembre 2015
Ce qui me frappe dans ce quartier lors de mes nombreuses balades et cafés, c'est avant tout combien les habitants sont facilement catégorisables dans un éventail d'identités sociales relativement restreint, comme des personnages.
Les personnes âgées, surtout les femmes qui marchent en canard avec leur canne et leur cabas pour aller faire leurs courses, aux pensions misérables et qui dont n'ont pas pu quitter le quartier. Des rides, des corps courbés par toute une vie de travail dans la construction ou dans le maraîchage, des visages grimaçant.
Les immigré-e-s, qui se sous-divisent entre américains du sud aux visages typés et qui ont l'air usés et perpétuellement fatigués, les marchands ambulants noirs, les européens de l'est identifiables par leur accent, les maghrébins en bande dans des cafés maghrébins. Tous sont désespérés face au manque d'emploi et affrontent des situations très difficiles.
Les jeunes "quinquis", avec leurs écouteurs, survêtements de marque gris et boufants, leurs cheveux coupés courts, leurs tatouages et leurs gros bras, chien à poil ras, parfois un pétard, et leur petite copine tirée à 4 épingles. La trentaine pointe son nez et ils habitent toujours chez leurs parents. Mais c'est là une description un peu caricaturale, il faudrait faire des distinctions, des différences insignifiantes/anodines pour le regard extérieur pouvant se révéler pour eux abyssales.
Les pères de ces derniers, divorcés, piliers de comptoir soixantenaires, le poil grisonnant, accoudés à ce petit comptoir extérieur qu'ont les cafés espagnols, avec leur bière, leur café, et une cigarette. L'après-midi ensoleillée sera pour la pétanque sur le petit terre-plein au bout de la rue, la pluvieuse sera dans un café sans âge et rempli de tables de quatuors sans âge jouant aux dominos.
En regardant les passants à travers la vitre du café, rares sont ceux qui ne rentrent pas dans une de ces cases, aussi grossières soient-elles. Voilà peut-être la vraie marque de la ségrégation géographique qui existe de fait ?
Lundi 14 décembre 2015
J'habite depuis un gros mois dans un des quartiers les plus pauvres et les plus mal famés de Valencia, dans une petite chambre avec vue sur une petite cours fermée (PHOTO), donnant sur des façades arrières dégradées. Etonnamment il n'y a aucun problème de sécurité, l'ambiance me semble beaucoup plus détendue que dans certaines "cités" parisiennes.
Comme me l'explique de manière lumineuse B. en se référant aux grands immeubles (PHOTO) :
" Tout ça eut lieu entre les gouvernements d'Aznar [1996-2004] et de Zapatero [2004-2011], un désastre total. Aznar a fait la "ley del suelo"* (la "loi du sol" de 1998 qui libéralise les terrains constructibles), d'un coup on pouvait construire de tous les côtés, les grands buildings commencèrent à sortir du sol, et vas-y qu'on fait des appart' ! Ceux qui avaient déjà un appart' s'en sont acheté un autre parce qu'on leur achetait à prix d'or, et eux achetaient du neuf.
Que s'est-il passé ? Les prix des vieux appart' explosèrent parce que les immigrés commencèrent à venir, la loi Zapatero [2005] leur donnait la nationalité. Il en vint des tonnes, et comme il y avait du travail dans la construction, personne ne voulait aller garder les personnes âgées ou laver les cages d'escalier, donc ils trouvaient du travail facilement. Les Espagnols dans les bons boulots, où tu gagnes bien, comme la construction, et les étrangers pour les boulots de merde ("trabajo cutre") et ce genre de truc. Et donc comme ils avaient besoin de logement, ils cherchaient des logements pas chers, eh bien on commença à leur vendre les vieux appartements où ils habitaient à je ne sais pas combien. Les Espagnols vendaient et eux achetaient. Quand le chômage est arrivé, tout s'est enrayé. Une folie, un désastre, entre l'un qui fit la "loi du sol" et l'autre la "loi de l'immigration", allez allons-y ! Et en avant les prix de l'immobilier. " (entretien, 15 novembre 2015)
Mardi 1er décembre 2015
Aujourd'hui entretien comme prévu à Barcelone avec le frère et la mère d'E. dans le cadre de mon enquête de terrain espagnole. Tout a un peu trop bien roulé, mais ça m'a laissé épuisé, comme un contre-coup.
Vendredi 27 novembre 2015
Regardé hier soir "Rome plutôt que vous" de Tarik Teguia que m'avait passé T. Il y a une vraie force dans ce film, l'histoire est un peu disloquée mais chaque séquence a une nécessité, une longueur sensée, et les personnages gentils ou méchants sont incarnés. Je donnerais beaucoup pour voir son second, "Révolution Zendj", mais pour l'instant il demeure introuvable.
J'ai saisi lors de cette pièce de théâtre, vue l'autre jour avec Rafa, cette évidence qu'il est beaucoup plus facile de parler sur des livres, des films, des arts qui ont déjà fait l'objet d'un travail de création, de description, de représentation, que de partir de la réalité quotidienne crue.
Lundi 23 novembre 2015
A peine croyable : métros et écoles toujours fermés aujourd'hui à Brussel, j'ai bien fait de ne pas y aller. Comment vont-ils ensuite retourner à la normale ?
Samedi 21 novembre 2015
Est-ce que c'est plus dur ou plus facile d'entrer dans la vie adulte qu'avant, dans les années 1960 quand il y avait le plein emploi comme l'ont connu nos parents ? Est-ce que telle zone est protégée, en sécurité, en Tunisie ou à Paris ?
Eh bien la vérité est qu'on ne sait pas bien répondre à de telles questions parce qu'elles sont mal posées, elles renvoient moins à ce qui se passe en réalité qu'aux attentes/attendus de ceux qui les posent. Mieux vaudrait demander : quels sont aujourd'hui les points de tensions qui comptent et de quoi dispose-t-on concrètement pour y faire face, avec quels moyens de lutte ? Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné il y a un attentat et quelle est la configuration qui permet qu'il advienne ?
C'est peut-être un des apports fondamentaux de la sociologie critique (pas seulement bourdieusienne) que de regarder autant le doigt que la lune. D'où réflexion sur le fonctionnement des médias, l'origine sociale des intellectuels et la place qu'ils occupent dans l'espace social. Ca doit devenir un réflexe, au point parfois de tomber dans le travers inverse, ne plus regarder du tout la lune et de loucher sur le doigt.
Et il n'est pas dit que je passe à côté de ce genre d'écueil quand je pose de but en blanc la question du lien entre difficultés économiques et changements politiques, c'est au fond ce qui m'inquiète peut-être le plus dans mon travail de thèse. Il y a des moyens d'avancer dans ces doutes, de se prémunir par diverses opérations, on peut poser quelques étais, mais ...
Jeudi 18 novembre 2015
Annulation en conséquence du week-end à Bruxelles.
Lundi 16 novembre 2015
Plein de choses dramatiques et ... sociologiquement intéressantes dans ces attentats : : sur la police de proximité ou de répression, sur les renseignements, sur la représentation politique, sur les trajectoires sociales des meurtriers et le rôle qu'y jouent diverses institutions/lieux, sur le public du Bataclan ce soir-là manifestement bien loin socialement des meurtriers, sur la géopolitique internationale ... Il y a de quoi être atterré des déclarations/réactions/décisions politiques, quel fiasco !
Lundi 2 novembre 2015
Week-end passé dans le Tarn avec d'originaux et sympathiques camarades : critiques de la psychiatrie délirante ("c'est un bateau qui coule" aurait dit Ouri), des avis tranchés ("ça va plus mal"), l'idée de créer sa maison d'édition pour concurrencer les éditions critiques déjà existantes (Amsterdam, Agone, La découverte, la lenteur, l'encyclopédie des nuisances) d'où réflexions sur les prix d'impression, de diffusion, de rémunération du travail de lecture et de choix éditoriaux, des questions cruelles sur la participation de chacun-e aux tâches collectives (un passager clandestin sommeille en chacun de nous) ou sur l'articulation couple-enfants-amis, le beau récit d'un plombier sur l'organisation du marché du bâtiment entre sous-traitants et vendeurs de gros qui cassent l'artisanat. Aussi beaucoup de libertés, un accueil extraordinaire à prix libres alors que le même à prix du marché serait exhorbitant, et les vallées brumeuses du Tarn. Assez forts, je les ai trouvés assez forts.
Je réfléchis aux critiques que mon directeur de thèse m'a faites l'autre jour sur mon travail de ne pas introduire assez de théorie, d'être descriptif voire "infra-descriptif". A ce stade il n'a sans doute pas complètement tort.
Il faudrait vraiment s'atteler à la réflexion sur les types de discours, les romans, les études universitaires, les films et parmi eux les documentaires, la Tv, mais difficile pour l'instant d'y voir clair et de disposer de cas probants.
Mardi 27 octobre 2015
Ce matin ma bonne volonté culture m'a amené pour la première fois de ma vie à un cours de valencien, cette langue entre le catalan et l'espagnol, amusante parce que ponctuée de fortes sonorités telles que "aouh" et "em" souvent prononcés très fort et brutalement. Etonnante aussi par son évolution actuelle où elle revient au devant de la scène, là où elle n'était presque plus parlée en dehors des villages reculés la voilà qui revient comme une marque de distinction jusqu'au plein centre de Valencia. Une prof top-model, un basque à mes côté qui s'appelle Aritz et dont les parents habitent à côté de chez Aduriz, ce joueur basque de Bilbao qui marque but sur but. Mais cet Aritz n'aime pas le foot.
Jeudi 22 octobre 2015
Ce soir avait lieu dans un quartier la première réunion publique de la commission municipale citoyenne. Celle-ci est une initiative prise par la nouvelle majorité élue aux élections municipales de mai dernier, avec l'idée d'en changer un peu le fonctionnement pour que dorénavant les habitants participent plus et les partis politiques moins, le genre de réforme prônée par les divers mouvements citoyens qui ont émergé en Espagne ces dernières années.
Eh bien, il y avait une centaine de personnes alors qu'avant c'était déserté, des petits papiers via lesquels chacun pouvait mettre une question à l'ordre du jour : un groupe de militants du mouvement du 15-M qui demande que cette assemblée ait lieu plus souvent (mensuellement plutôt que tous les trois mois), un mec qui une telle assemblée pour son village qui est en bordure de Valencia, un propriétaire de chiens pour que le parc soit ouvert de nuit et qu'il ne soit plus pris comme un drogué par les flics, la chômeuse que je suis depuis maintenant plus d'un an pour une subvention du local de son collectif et des aides pour préparer les concours de la fonction publique, un représentant d'une association carnavalesque locale qui demande en valencien que les jardins urbains soient aménagés pour cultiver des oignons ("cebollas"), des courgettes ("calabacínes"), et des aubergines ("berenjenas"), une demande pour qu'on limite les nuisances sonores d'un bar réputé du quartier et que soient aménagés plus d'espace pour les jeunes, une déclamation d'encouragements enthousiastes, la réouverture d'une ligne de bus qui a été supprimée par le gouvernement précédent et qui relie le quartier à l'hôpital de la ville, une régulation du mouvement de squats qui depuis peu prend corps dans le quartier et génère des tensions.
On se serait crus aux doléances de la révolution française. Les deux représentants du Parti Populaire (PP), habillés caricaturalement en bleu, n'étaient pas à l'aise, la représentante du Parti Socialiste (PSOE) qui présidait l'assemblée un peu perdue et qui n'arrêtait pas de dire que c'était la souveraineté populaire qui devait décider de tout et se féliciter de l'engouement. Plusieurs militants de Podemos et du 15-M qui étaient toute à leur affaire, à qui médecin, à qui directeur culture, croyant la démocracie locale enfin advenue. Aucun immigré et aucun moins de 35 ans.
Dans ce contexte où le dispositif politique ne lui est plus favorable parce que reviennent à la politique institutionnelle des personnes qui n'y étaient plus et où du coup apparaissent de nouvelles lignes de fractures économiques, quelle va être la réaction de la droite ?
précédentepage 2 sur 13suivante»